Il a fallu attendre une période très récente pour que l’on commence à réévaluer la place de l’œuvre de Jean-Michel Sanejouand dans l’histoire de l’art de la seconde moitié du XXe siècle. Ainsi, « Ends of the Earth: Land Art to 1974 » (1), la dernière grande exposition consacrée au Land Art, l’incluait dans une vision renouvelée de ce mouvement artistique. De même, la septième édition du manuel d’histoire de l’art américain History of Modern Art lui faisait une place auprès de Daniel Buren et de Marcel Broodthaers, dans son chapitre « Conceptual and Activist Art » (2). Malgré cette dynamique, le caractère précurseur de l’œuvre de Jean-Michel Sanejouand est encore peu reconnu. Les Organisations d’espaces, qu’il réalise entre 1967 et 1974 (3), restent largement négligées par le discours habituel de l’histoire de l’art alors qu’elles comptent parmi les premiers exemples de pratiques indexées sur le lieu d’exposition et qu’elles sont, à l’époque de leur création, montrées dans des institutions artistiques majeures. La reconnaissance de ce rôle historique affronte deux obstacles. Le premier n’est pas spécifique à cet artiste et tient au contexte dans lequel il s’inscrit : l’art qui s’est développé dans l’Hexagone après les années 1950 est encore peu étudié, comme si New York, en volant l’idée d’art moderne (4), l’avait disqualifié à tel point qu’on s’est interdit d’écrire son histoire. Face à cette situation, il faut souligner l’intérêt des rétrospectives consacrées au travail de Jean-Michel Sanejouand : en 1986 au Musée Saint-Pierre Art Contemporain de Lyon, en 1995 au Centre Georges Pompidou, en 2005 au Frac Ile-de-France Le Plateau, en 2012 à la Hab Galerie et au Frac des Pays de la Loire (5). Sporadiquement, elles sont venues rappeler l’importance de l’œuvre et sa cohérence. Mais de tels exercices – surtout quand ils sont rares – obligent à décrire et expliquer le développement de l’œuvre dans son entier. Il en découle souvent une impossibilité à se pencher précisément sur une partie de l’œuvre et à se poser la question de son inscription dans le récit historique.
Le second obstacle tient plus à la façon dont l’histoire des pratiques indexées sur le lieu s’est écrite, c’est-à-dire, à partir de quelques artistes et des termes ou des notions qu’ils ont contribué à forger. C’est ainsi que, dans le contexte anglo-saxon, depuis la fin des années 1960 jusqu’à aujourd’hui, ces pratiques se trouvent invariablement associées derrière une même notion, site specificity, dont il est évident qu’elle est pour le moins imprécise (6). Miwon Kwon a été la première, dans un article daté de 1997, à tenter de tracer la généalogie de cette notion en distinguant trois modes de prise en compte du lieu par l’œuvre d’art : « phénoménologique, social/institutionnel, et discursif » (7). Le récit qu’elle propose, qui se refuse à inscrire les trois types relevés dans une chronologie stricte, montre facilement comment les multiples considérations du site – d’abord espace physique, ensuite espace physique mais également social et politique, enfin, espace dématérialisé et éclaté – donnent lieu à des pratiques aussi diverses que celles du minimalisme ou de la critique institutionnelle. On comprend donc que le terme site-specific a longtemps fait écran à la reconnaissance des différentes stratégies artistiques qu’il recouvre. Dans le contexte français qui ne l’utilise que très rarement, lui préférant celui d’in situ, la situation est encore plus singulière.
L’invention, la définition et la diffusion de cette notion d’in situ pour définir un mode de relation de l’œuvre à son contexte d’exposition sont indubitablement liées à la figure d’un artiste : Daniel Buren. À preuve, la plupart des études qui s’essaient à l’historiographie des pratiques site-specific ou in situ – bien qu’elles s’intéressent surtout au contexte américain – réservent nécessairement une place de choix à cet artiste (8). Sans aucun doute, le fait qu’une telle notion – au début théorisée par un artiste au sujet de son propre travail – ait vu son usage se généraliser, pose autant de questions que site-specific quant à la réalité qu’elle recouvre. Par un mouvement double, in situ est devenu depuis, à la fois un terme générique pour qualifier toute œuvre qui montre la moindre trace d’adaptation au lieu qui l’accueille, tout en demeurant un concept dont la définition historique plus précise est toujours et uniquement établie par rapport à l’œuvre de Daniel Buren. Effectivement, nier le rôle clé joué par cet artiste dans la naissance et le développement des questions liées à l’intégration du contexte d’exposition dans l’œuvre elle-même est impossible. Cependant, focaliser l’historiographie de ce sujet sur son travail a contribué à laisser en marge des expériences contemporaines telles que les Organisations d’espaces de Jean-Michel Sanejouand. Redonner à celles-ci la place qu’elles méritent revient donc, comme le fait Miwon Kwon pour la notion de site specificity, à construire une généalogie du concept d’in situ.
D’emblée, la date de réalisation des Organisations d’espaces les place comme concomitantes, voire antérieures, aux expériences in situ liminaires de Daniel Buren : celui-ci expose encore avec Olivier Mosset, Michel Parmentier et Niele Toroni jusqu’en septembre 1967 (9), alors que Jean-Michel Sanejouand réalise une Organisation d’espace dans la cour du musée de Lund en Suède. Cependant, notre propos n’a pas pour objectif premier de créer une nouvelle chronologie des événements, mais plutôt d’en proposer une relecture. Il s’agit de complexifier une histoire monotypique de l’in situ en France, en y réintroduisant les Organisations d’espaces et leurs spécificités. De fait, si les principales étapes du développement des Organisations d’espaces ont déjà été esquissées (10), nous nous intéresserons à ce qui, dans leur théorisation aussi bien que dans leur réalisation, excède la définition de l’in situ forgée à propos de l’œuvre de Daniel Buren. Partant, nous serons en mesure d’ébaucher une typologie des modes de relation de l’œuvre au lieu, tels qu’ils existent à l’origine de cette notion.
La première réalisation de Jean-Michel Sanejouand aujourd’hui considérée comme une Organisation d’espaces prend place dans la cour de l’Ecole Polytechnique à Paris, le 6 mai 1967. Originellement constituée d’échafaudages métalliques peints en noirs et de ballons-sondes gonflés, elle s’étend sur quelques 274 mètres carrés pour une hauteur de 8 mètres. Les échafaudages matérialisent douze modules de deux cubes superposés, espacés de manière régulière, le tout disposé sur deux lignes qui se rencontrent perpendiculairement. Selon Robert Fleck, il s’agit alors de « dimensions encore jamais vues pour une œuvre d’art européenne » (11). À la base de cette expérience monumentale réside la volonté de l’artiste de réaliser une sculpture de grande dimension qui puisse répondre à l’échelle importante de l’espace qui lui est proposé. Il s’agit donc à ce moment-là d’une Sculpture sur mesure, selon le titre qui lui est donné sur le carton d’invitation de l’événement. Ainsi, la démarche ne consiste pas encore à partir des spécificités d’un lieu pour créer une intervention en conséquence, mais demeure liée à des problématiques traditionnellement sculpturales, avant tout attachées à la question de la forme dans l’espace. Toutefois, c’est à partir de cette tentative inaugurale et de ce qu’elle donne à voir que l’idée des Organisations d’espaces se développe chez Jean-Michel Sanejouand.
La plupart des photographies de la structure exposée montrent l’absence des ballons-sondes destinés à remplir les cubes supérieurs de chaque module. Selon l’artiste (12), cette absence est le résultat d’un épisode de grêle qui, avant l’ouverture de l’exposition, perce les ballons. C’est le constat de cette nouvelle configuration qui est à l’origine de la prise de conscience par Jean-Michel Sanejouand du rapport qui s’instaure entre l’armature de métal et son environnement. L’ensemble, disposé de manière à ne pas épouser le sens des bâtiments qui se trouvent autour, tend à perturber l’espace préexistant et la façon dont on l’éprouve habituellement. La structure, dorénavant réduite à des réseaux d’arêtes orthonormés, induit de nouvelles perspectives et découpe les vues que l’on a du lieu. On peut aussi penser que le fait de ponctuer la cour d’une même forme géométrique tous les mètres et demi fournit aux personnes qui s’y trouvent un étalon pour se rendre compte de l’échelle de cet endroit. L’intervention apparaît dès lors à l’artiste à la fois comme un révélateur et comme un perturbateur de l’espace dans lequel elle prend place. Ainsi, la question de l’espace réel devient le principe de départ de toute Organisation d’espaces ; ce qu’exprime clairement Jean-Michel Sanejouand dans son texte Introduction aux espaces concrets : « l’espace est premier » (13).
La question de l’espace était toutefois déjà présente dans son œuvre : « Les charges-objets c’est-à-dire ces mises en rapport de toiles de bâche à rayures, de grillages, de bandes de linoleum imprimé, etc. […] répondaient à un besoin soudain urgent d’expérimenter l’espace concret et à un désir violent de provoquer cet espace. » (14)
On peut légitimement s’interroger sur la pertinence et la réalité de cette distinction entre deux pratiques – Charges-Objets et Organisations d’espaces – pourtant faite dans tous les commentaires sur l’œuvre. Sans aucun doute, la Sculpture sur mesure de 1967 vient à la suite d’un Charge-Objet que l’artiste réalise en 1965, lors de l’exposition Poulet 20 NF au Salon Regain à Lyon. Comportant une plateforme recouverte d’une toile de bâche sur laquelle quatre-vingt un cubitainers en plastique sont posés, cette réalisation occupe largement l’espace d’exposition et induit déjà une relation aux données physiques du lieu. La plateforme s’inscrit dans le cadre que la mosaïque dessine sur le sol de la pièce, en son centre, et repousse ainsi les spectateurs sur le pourtour. D’autres Charges-Objets, restés à l’état de projet, témoignent aussi de cette volonté progressive d’étendre les dimensions jusqu’à celles d’un environnement. Il faut encore noter que des objets sont utilisés aussi bien pour la réalisation de Charges-Objets que d’Organisations d’espaces et que, parfois, le même matériau sert dans les deux types d’œuvre. Les cubitainers sont à ce titre exemplaires (15). De plus, ils ont l’intérêt d’intervenir dans de multiples configurations à l’intérieur des deux corpus distingués. S’intéresser à ce matériau permet donc d’apprécier ce qu’il y a de commun aux deux pratiques et, à l’inverse, ce qui contribuerait à les différencier. Au sein du premier corpus, les cubitainers peuvent être disposés sur des socles, par exemple lors de la Biennale de Paris de 1965 ou de l’exposition Poulet 20 NF au Salon Regain à Lyon la même année. Ils peuvent également être posés au sol comme dans Feuille plastique bleue, carré noir, quatre cubitainers et 80 litres d’eau distillée et Deux feuilles plastiques, un cubitainer et 20 litres d’eau distillée, tous deux datés de 1967.
L’existence même d’un socle tend tout de suite à contredire l’idée d’un rapport particulier à l’espace puisqu’il induit une scission entre celui-ci et l’objet. Cependant, au regard des lignes horizontales colorées qui le ceignent sur toute sa hauteur, il ne fait aucun doute que le cube sur lequel reposent les neuf cubitainers de la Biennale de Paris est lui-même partie de l’œuvre. La même chose est visible dans le Charge-Objet réalisé pour l’exposition Poulet 20 NF avec la présence d’une plateforme sous les récipients. À chaque fois, le support sur lequel se trouvent les cubitainers fonctionne comme un cadre matérialisant les limites de l’œuvre – ou tout au moins comme un fond sur lequel ils se détachent – et c’est donc l’ensemble qu’il convient de prendre en compte. De la sorte, c’est avant tout le rapport entre les différentes parties de la réalisation qui prime sur le possible dialogue avec un lieu spécifique. Cela reste vrai même si leur nature de formes sculpturales constituées de plusieurs objets impliquant un jeu de vides et de pleins induit, de fait, une certaine prise en compte de l’espace comme composant de l’œuvre. Lorsque les cubitainers reposent sur le sol, c’est encore ce rapport entre les parties qui prime : les récipients sont associés à des éléments fixés au mur qui font référence à l’objet tableau, les premiers étant d’emblée introduits dans l’espace réel du spectateur. Composées de cette façon, ces réalisations défient les catégories habituelles des médiums artistiques en même temps qu’elles marquent une ironie indéniable face au statut même d’œuvre d’art. Toutefois, bien que les cubitainers ne soient pas séparés du lieu qui les accueille par l’adjonction d’un socle, on peut avancer que leur rapport à l’espace environnant n’est pas très différent de celui qu’on observe dans la sculpture de l’époque, autrement dit, chez les artistes minimalistes – nous y reviendrons. Dans les deux types évoqués, si une interaction s’enclenche bien avec l’environnement grâce à la prise en compte d’un espace physique que l’œuvre aborde et ponctue, il faut toutefois noter que cet espace s’avère sans qualité spécifique et, par là même, interchangeable. Les Charges-Objets – y compris quand ils deviennent environnements comme à Lyon – sont déplaçables et, quand ils sont exposés à différents endroits, le déplacement ne nécessite pas la moindre modification de leur forme ni de leur nature. À l’inverse, les Organisations d’espaces envisagent toujours leur lieu d’apparition comme spécifique :
« Au lieu de faire des installations, des environnements, c’est-à-dire des Charges-Objets à la dimension de l’espace sans forcément tenir compte de cet espace, la logique était de considérer l’espace dans lequel ils étaient présentés comme un matériau. » (16)
Quand Jean-Michel Sanejouand utilise des cubitainers pour ses Organisations d’espaces, il faut donc noter une différence qualitative dans la prise en compte du lieu dans lequel il intervient. Invité pour participer à l’exposition « SuperLund » organisée par Pierre Restany au musée d’art de la ville de Lund (Suède) en septembre 1967, Jean-Michel Sanejouand place une centaine de ces cubitainers dans la cour du bâtiment. On retrouve donc, formant cette fois quatre carrés de vingt-cinq unités chacun, les mêmes objets partiellement remplis de vingt litres d’eau distillée. Directement posé sur le sol, chacun d’eux, mais aussi chaque ensemble de vingt-cinq, font écho au motif des pavés plus ou moins carrés qui recouvrent la cour. Encore une fois, inscrivant les lignes que forme son intervention dans un décalage par rapport à celles du lieu, l’artiste attire l’attention sur les constituants de l’espace. Restany souligne « la force d’impact de son alignement de Lund, par l’exacte répartition des bidons de plastique, la rigueur du rapport entre les objets et les limites dimensionnelles de la cour. » (17)
En quantité identique, le même matériau est utilisé pour l’une des deux Organisations d’espaces créées à la Galerie Yvon Lambert en avril 1968. À cette occasion, l’ensemble des cubitainers forme un grand rectangle constitué de quatre rangées de vingt-cinq. Posé par terre, ce rectangle épouse de sa largeur le mur du fond de la salle investie. Ainsi positionné, en traçant une ligne perpendiculaire à ce mur, il s’aligne sur le mur latéral gauche en même temps qu’il rend visible l’obliquité des deux parois restantes par rapport aux premières. L’examen des documents relatifs à cette réalisation – et plus particulièrement du plan – montre que cette pièce de la galerie n’est pas strictement perpendiculaire à la rue qu’elle borde. Le mur du fond n’est pas parallèle à la rue, et le mur gauche qui le rejoint orthogonalement présente donc le même écart. Réglés sur cette configuration architecturale, mais placés à côté du mur droit, les cubitainers donnent ainsi à voir l’irrégularité de l’intervalle qui les sépare de celui-ci. Le nombre important de récipients organisés sur quatre lignes qui traversent presque entièrement la pièce nous laisse également imaginer l’effet d’agrandissement de l’espace provoqué. Vu de l’extérieur de la galerie, à travers la vitrine, le dispositif tend sûrement à accentuer la longueur de la salle, quand à l’intérieur, les cubitainers semblent pouvoir servir d’outil de mesure pour l’endroit. Ainsi, si les Charges-Objets et les Organisations d’espaces partagent un intérêt pour l’espace, mais selon des modes de relation différents, c’est avant tout autour d’un même vocabulaire objectif qu’ils se rejoignent.
L’appropriation de l’objet d’usage courant par un artiste n’a déjà plus rien d’exceptionnel au moment où Jean-Michel Sanejouand réalise des Charges-Objets. Celui-ci joue d’une forme de fascination – quelquefois négative – pour l’objet de masse, qui est également observable chez les Nouveaux Réalistes. L’objet produit industriellement est utilisé parce qu’il ne présente aucun intérêt propre et n’induit a priori pas de sens particulier hors de sa simple présence, de ses qualités matérielles. Cela dit, plusieurs Chargesobjets superposent à cette dimension visuelle une critique de la peinture ou même l’art en général. Le simple fait que le bateau montré en 1964 lors de l’exposition Poulet 20 NF à la Galerie Yvette Morin, soit choisi parce que son concepteur l’a nommé Nautik-art – nom qui deviendra le titre de ce Charge-Objet – suffit a démontrer ces différents niveaux de lecture. La situation est différente dans les Organisations d’espaces. Les jeux de mots sont évacués et les matériaux utilisés, appartenant majoritairement au domaine de la construction, évitent toute séduction. C’est une certaine « réaction d’indifférence visuelle » (18) duchampienne que l’artiste recherche. Cette fois, le même objet est souvent multiplié et rarement associé avec un autre qui ne soit pas de même nature, ce qui contribue à contredire toute idée d’unicité. De fait, l’absence d’intérêt ou de sens de l’objet en lui-même devient indiscutable dans les Organisations d’espaces. Il n’existe que par ses propriétés physiques et dans sa relation à l’espace. Ainsi, l’objet agit par défaut en déplaçant l’accent sur l’environnement qui l’entoure et le rapport qu’il institue avec ce dernier, tel que l’a montré Fabrice Hergott :
« Le spectateur peut s’y promener [dans les Organisations d’espaces], mais il lui est impossible de savoir à quoi cela sert. Aussi, en vient-il automatiquement à chercher une interprétation dans la pièce, les salles ou le paysage qu’il traverse. Son enquête le mène à découvrir dans les lieux des proportions et des associations qui jusqu’alors lui étaient restées invisibles. » (19)
De la sorte, l’utilisation de l’objet dans les Organisations d’espaces présente quelques contiguïtés avec celle de l’« outil visuel » dans les interventions in situ de Daniel Buren. Ce dernier résume ainsi l’utilisation du motif alternant bandes verticales blanches et colorées de 8,7 centimètres de large dont il se sert depuis 1965 :
« Rien de ce que je montre – et à commencer par le matériau utilisé – n’a d’existence qui ne soit en relation avec quelque chose d’autre clairement défini. Quiconque expérimente directement mon travail – à condition de faire l’effort minimum qu’il requiert, bien entendu – s’aperçoit qu’en fait de réduction c’est d’élargissement qu’il s’agit, élargissement du champ de vision. » (20)
En d’autres termes, le motif utilisé par Daniel Buren « se présentant sans composition, le regard n’étant diverti par aucun accident, […] une des caractéristiques de la proposition est de révéler le "contenant" qui lui sert d’abri. » (21). Ainsi, qu’il s’agisse de ce motif pour Daniel Buren ou d’objets pour Jean-Michel Sanejouand, les deux fonctionnent par réduction à une forme qui, n’exprimant rien par elle-même, doit susciter la prise en compte d’une dimension qui l’excède. Il s’agit alors d’une rupture radicale avec l’art traditionnel, aussi bien figuratif, qu’abstrait. Les récits formalistes et modernistes de l’art trouvent ici un point final dans la volonté de ces artistes de sortir définitivement d’une conception autonome de l’œuvre :
« Il devient évident que limiter le discours de l’art à un seul des éléments de celui-ci […] c’est continuer l’art dans son habitude, les uns s’attaquant au problème du matériau, les autres à celui de la forme, les autres à celui de la couleur, les autres encore à celui de la figuration, etc., c’est encore et toujours considérer l’œuvre comme un champ clos préservé de toutes contingences. Ceux qui considèrent comme seule question importante l’œuvre elle-même, et ce qui s’y inscrit ou ce qui s’y cache, oubliant par exemple l’endroit où elle est montrée, se confinent dans les questions partielles qui toujours aboutissent à des solutions acceptables (soit l’histoire de l’art). » (22)
On trouve un discours également critique chez Jean-Michel Sanejouand :
« La forme première, c’est la myopie érigée en valeur. La forme ne peut être que seconde. Lorsque je dis que l’espace est premier et la forme seconde, je ne nie pas la forme, je la mets à sa place. Pendant des siècles, sous couleur d’humanisme, nous nous sommes laissés jouer par notre anthropomorphisme. […] L’histoire de l’art moderne est l’histoire d’une suite de constats. Nous sommes en plein formalisme. » (23)
Ainsi, si les objets des Organisations d’espaces et l’outil visuel ne disent rien d’autre que ce qu’ils sont matériellement, ce n’est pas pour se retrancher dans leurs strictes propriétés physiques intrinsèques, mais au contraire pour mieux amener le spectateur à s’intéresser au contexte réel dans lequel ils sont inscrits. Cette résolution à prendre en charge le réel est le pendant nécessaire d’un intérêt naissant pour le lieu de l’œuvre chez ces deux artistes. Mais elle s’accompagne également d’une remise en cause générale de l’art et de son fonctionnement : le fait qu’une œuvre puisse être indexée sur un lieu particulier contredit en même temps le projet de l’autonomie moderniste et la conformité aux circuits de valorisation économique et muséale habituels d’un objet artistique.
Jean-Michel Sanejouand et Daniel Buren, comme beaucoup d’autres à la fin des années 1960 et au début des années 1970, proposent un dépassement de l’art au profit d’une forme d’action sur la société. Rebecca J. DeRoo a très bien résumé comment le contexte français de la seconde moitié des années 1960 donne lieu à un engagement qui se traduit également dans les formes non-figuratives proposées par certains artistes :
« Leurs pratiques également, exprimaient le désir de créer et d’exposer le travail hors des circuits artistiques traditionnels ou de les défier de l’intérieur ; questionnaient le rôle de l’auteur et la valeur assignée à ses produits "spécialisés" ; et tentaient de niveler la hiérarchie culturelle en portraiturant le peintre en ouvrier routinier ou en rejetant la peinture entièrement, en travaillant avec des matériaux quotidiens. » (24)
On remarque effectivement, dans le cas de Jean-Michel Sanejouand comme dans celui de Daniel Buren, que chacun expose, au moment où il commence à s’intéresser au contexte dans lequel il intervient, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur des lieux consacrés à l’art. De même, les deux vocabulaires plastiques de ces artistes participent sans ambiguïté à restreindre de manière drastique la moindre expression de l’auteur en même temps que la démonstration de son supposé savoir-faire. Ainsi, tous deux proposent sans aucun doute un nouveau rôle pour l’artiste, qui ne fasse plus de celui-ci un être supposément supérieur au reste de la société.
Le motif choisi par Daniel Buren se veut non-figuratif, inexpressif, muet et impersonnel, en respect avec le programme exprimé dans le tract de la Manifestation 1 organisée avec Olivier Mosset, Michel Parmentier et Niele Toroni le 3 janvier 1967 au Salon de la Jeune Peinture (25). Il s’agit ainsi pour l’artiste de rompre radicalement avec tout ce qui constitue la peinture traditionnelle pour atteindre « une composition minimum ou zéro ou neutre » (26). En bridant tout ce qui fait habituellement l’art, il fait de ce motif un outil de questionnement : « On peut dire également que cette peinture n’a plus de caractère plastique, mais qu’elle est indicative ou critique. Entre autres, indicative/critique de son propre processus. » (27). En conséquence, on ne peut lui reconnaître d’emblée le statut d’art, si ce n’est par le truchement d’un tiers : personne ou lieu. Ainsi, en plus d’interroger la pratique artistique, le motif de Daniel Buren révèle que le contexte environnant joue sur la façon dont celui-ci est perçu. C’est précisément ce qui amène l’artiste à expérimenter ce motif hors des lieux habituellement consacrés à l’art, dès avril 1968, avec ses Affichages sauvages disséminés sur près de deux cents panneaux publicitaires de Paris. Sorti du circuit traditionnel de l’art, le motif éprouve ses qualités anti-artistiques puisqu’il apparaît « sans intérêt aucun pour le badaud » (28) alors qu’il « devient intéressant, par contre, pour le « spécialiste » de l’art… » (29). De la sorte, la garantie du caractère artistique d’un objet ne réside pas dans ses propriétés, mais découle de l’appareil institutionnel qui l’accompagne et, au premier chef, de l’artiste lui-même : « dans le milieu artistique, le système, c’est l’artiste. » (30)
Apparaissant comme la clef de voûte du système de l’art, la stratégie de remise en cause développée par Daniel Buren s’attache également à ce dernier. Comme nous l’avons évoqué auparavant, l’outil visuel exclut toute expression de l’artiste, ce qui minore déjà largement la place qui lui est attribuée. Cela dit, la critique de Daniel Buren ne s’arrête pas là, elle vise clairement à réformer le statut et le rôle de l’artiste dans la société :
« L’artiste appelle à la paresse, sa fonction est émolliente. Il est "beau" » pour les autres, "doué" pour les autres, "génial" pour les autres, ce qui est une façon méprisante ou supérieure de considérer les "autres". L’artiste leur porte à domicile la beauté, le rêve, la souffrance, alors que "les autres" que je considère, moi, comme aussi doués a priori que les artistes, doivent eux-mêmes trouver leur beauté, leur rêve. En un mot, devenir adultes. La seule chose qu’on peut peut-être faire après avoir vu une toile comme les nôtres, c’est la révolution totale. » (31)
Pour Daniel Buren, l’artiste ne doit donc plus se considérer comme un être supérieur doué d’une quelconque aptitude extraordinaire, pas plus que comme un prophète au service d’une religion de l’art qui aliène les individus. Il plaide pour le développement d’une créativité libérée et partagée par l’ensemble de la société, exprimant ainsi l’un des principaux enjeux qui orienteront la politique culturelle française après les événements de 1968 (32). Par conséquent, le rôle de l’artiste est de révolutionner le système de l’art et d’affranchir le spectateur. Ainsi, les accointances de Daniel Buren avec les théories marxistes qui ont cours à cette époque n’étant plus à démontrer (33), on comprend à la lecture des premiers textes qu’il écrit à la fin des années 1960 et au début des années 1970 que sa pratique artistique se pense comme efficace à l’échelle sociétale. Si l’emploi de l’outil visuel accompagne la naissance d’une action in situ, c’est donc parce qu’en plus de remettre sévèrement en cause l’art traditionnel, il ouvre sur un contexte plus large que la seule création artistique. Bien qu’on ne trouve pas trace d’un tel engagement politique dans les Organisations d’espaces, nous l’avons dit de nombreux points communs permettent de rapprocher l’utilisation qui est faite de l’outil visuel chez Daniel Buren de celle de l’objet chez Jean-Michel Sanejouand.
De la même façon que pour le motif de Daniel Buren, l’identité et l’intériorité de l’auteur sont indécelables dans les objets servant aux Organisations d’espaces. Le vocabulaire objectif utilisé, puisqu’il fait rarement appel au même objet suivant les lieux entrepris, ne peut être strictement rattaché à Jean-Michel Sanejouand. De plus, étant donnée la nature industrielle de ces objets, souvent présentés en nombre, ils tendent à mettre en cause le caractère artistique qui pourrait leur être reconnu. Il convient toutefois de noter que, concomitamment aux Organisations d’espaces, d’autres pratiques laissent percevoir les gestes et l’imaginaire de l’artiste. Il en est ainsi des Paysages organisés, malgré leur réalisation sur papier millimétré évoquant le dessin technique. Cela dit, ils vont rapidement laisser place aux plans, coupes et élévations qui, accompagnant les Organisations d’espaces, empruntent aux normes du dessin architectural (34). À partir de 1968, c’est donc dans un autre corpus, les Calligraphies d’humeur, que l’artiste laisse exprimer son intériorité. Cependant, cette production ne connait qu’une diffusion très confidentielle. La photographie mise en scène pour le catalogue du CNAC, montrant Jean-Michel Sanejouand au travail dans son atelier uniquement entouré des panneaux du Schéma d’organisation des espaces de la vallée de la Seine entre Paris et le Havre, illustre et participe à l’occultation des Calligraphies d’humeur, dont l’existence n’est dévoilée publiquement qu’en 1974 à la Galerie Germain. L’artiste rappelle dans un entretien de 1986 sa difficulté à assumer les Calligraphies d’humeur : « Ma méfiance vis-à-vis de la peinture était encore très forte » (35). Sans questionner davantage ici l’articulation de ces pratiques qui divergent, tant dans leurs motivations que dans leurs esthétiques, il ne fait aucun doute que maintenir pendant aussi longtemps les Calligraphies d’humeur dans l’ombre des Organisations d’espaces montre que Jean-Michel Sanejouand est conscient de leur incompatibilité dans le contexte de l’époque. En effet, les écrits de l’artiste témoignent d’une volonté de remise en cause de l’art, non sans humour : « L’art est mort, vive l’art, l’art de vivre ! » (36)
Les Organisations d’espaces sont d’abord pensées contre le système de la représentation, comme le sont les interventions de Daniel Buren. Elles sont conçues comme des expérimentations qui mettent le spectateur – rebaptisé « participant » (37) à cette occasion – en prise directe avec le réel. En tant que telles, elles ne se destinent pas aux endroits habituellement consacrés à l’art. Comme l’artiste nous l’a précisé, « le musée est un pis-aller » (38) face à l’impossibilité fréquente d’agir dans les espaces souhaités. Si intervenir dans une institution artistique n’est toutefois pas exclu, cela rend l’appréhension des Organisations d’espaces beaucoup plus problématique :
« Quand vous rentrez dans une galerie ou dans un musée, vous avez beau dire que c’est cette salle-là – il y a ces murs, cet éclairage… – que c’est ça qui vous intéresse, qu’il y a déjà une atmosphère qui est liée à telle salle, c’est toujours connoté. Vous faites la même chose ailleurs, dans une salle qui n’est pas du tout prévue pour cela, vous avez une autre connotation. Mais si c’est dans un musée ou dans une galerie vous avez beaucoup de mal à expliquer qu’il s’agit de la salle, que c’est vraiment l’espace qui vous intéresse et pas autre chose. » (39)
Comme l’outil visuel, les objets de Jean-Michel Sanejouand nécessitent d’expérimenter l’au-dehors du musée pour affirmer leur nature anti-artistique. Appréhendés uniquement dans un contexte muséal, ils risquent d’être considérés pour eux-mêmes, alors que c’est leur rapport au lieu qui fait œuvre. Ainsi, de la même façon que pour Daniel Buren, l’institution n’est pas rejetée, mais la manière dont elle modifie le statut des objets qui y sont insérés est connue de l’artiste, même si elle n’est pas détaillée dans ses écrits. Cela dit, pour lui, si les Organisations d’espaces ont plus leur place dans des lieux qui ne sont pas dédiés à l’art, c’est surtout parce qu’elles ont vocation à assumer un rôle social concret :
« Je peux, bien évidemment, organiser les espaces intérieurs, ou un seul de ceux-ci, de l’habitat d’un particulier. […] Je pense que le désir de vivre dans des espaces organisés va devenir impérieux à bien des gens qui subissent une architecture laide et bête. Mais la plus évidente destination des organisations d’espaces est le lieu public, ou semi-public : les rues, les places, les jardins des ensembles immobiliers. » (40)
Les Organisations d’espaces ne partagent donc plus beaucoup de choses avec ce qui fonde habituellement la pratique et la consommation de l’art. Elles sont d’ailleurs en majeure partie envisagées comme excédant ce champ particulier. En effet, Jean-Michel Sanejouand stigmatise également la propension de l’art traditionnel à détourner le spectateur de la réalité : « Malheureusement l’art a toujours été efficace au niveau de la rêverie et souvent par le détour de la nostalgie. Le plus souvent, l’œuvre d’art gèle ce qu’elle veut faire ressentir » (41). De même que Daniel Buren il marque une volonté de désaliéner l’individu, mais sur les plans très concrets de l’architecture et de l’aménagement urbain :
« En prenant en charge les espaces (tout particulièrement ceux de l’habitat urbain) à l’aide des moyens techniques et des produits de l’industrie, j’offre une possibilité de libération là où précisément le risque d’asservissement est le plus grand. » (42)
Par conséquent, le rôle de l’artiste est complètement repensé dans une optique d’efficacité dans la société. Mais, là où elle reposait sur une aspiration révolutionnaire prenant racine dans le domaine artistique chez Daniel Buren, pour Jean-Michel Sanejouand, il s’agit de participer à l’amélioration de la société. Avec les Organisations d’espaces, il espère pouvoir corriger les dérives de productions architecturales et urbanistiques uniquement pensées pour répondre à des impératifs de rapidité, de coût et de fonctionnalité. Il imagine une nouvelle fonction, une activité professionnelle de service complémentaire de celles de l’architecte et de l’urbaniste : « Dans la société post-industrielle dont nous vivons les débuts, l’art va passer de produit de consommation à celui de service » (43). Ainsi, en même temps qu’il exprime une dématérialisation de l’art chère à l’époque, il préfigure la façon dont les pratiques in situ sont aujourd’hui sollicitées par les institutions culturelles et les divers échelons de collectivité publique. Mais, selon ses termes, il a « un peu le sentiment d’inventer un métier » (44). Il ne s’agit plus d’intervenir au terme de la construction en restant cantonné dans le rôle traditionnellement dévolu à l’artiste : une simple valeur ajoutée décorative. Idéalement l’Organisation d’espaces doit intervenir dès le moment de la conception d’un projet architectural ou urbanistique, c’est-à-dire dans une optique de réelle action sur les habitudes d’aménagement de l’habitat et de la ville : « Une collaboration au moment de la conception serait évidemment possible et passionnante. Mais l’établissement du plan-masse ne pourrait plus se faire sur les seuls impératifs du coût et de la fonction » (45). La pratique des Organisations d’espaces ne vise donc pas une action critique dans le champ artistique, mais plus concrètement à opérer à l’échelle de la société. Ainsi, à deux reprises, sûrement par l’entremise du critique Pierre Restany, Jean-Michel Sanejouand s’associe à des projets de collaboration d’artistes – l’Atelier A et l’agence Art + – cherchant à insérer leurs réalisations dans l’environnement quotidien (46).
Sur ce point, on doit conclure à une divergence entre les deux artistes. S’ils partagent une remise en cause des conceptions établies de l’art et de son économie, ils conçoivent leur dépassement sur des niveaux différents. Chez eux, la volonté d’engager une action hors du strict domaine artistique apparaît comme le corollaire d’une prise en compte dans leurs interventions de l’environnement dans lequel celles-ci se déploient. Mais on comprend que ces démarches ne portent donc pas la même charge critique et n’envisagent pas cet environnement de la même manière. Ce constat permet d’ores et déjà de révéler la spécificité des Organisations d’espaces et de commencer à établir un schéma diversifié de ces pratiques in situ avant la lettre.
L’apparition de l’expression « in situ » à propos d’une œuvre contemporaine a été identifiée par Jean-Marc Poinsot dans un ouvrage de Barbara Rose sur l’œuvre de Claes Oldenburg publié en 1970 (47). L’utilisation de ce terme pour légender une photographie montrant l’œuvre Lipstick installée dans le campus de l’université de Yale aux Etats-Unis – lieu pour lequel elle a été commandée à l’artiste – est tout de suite comprise par Jean-Marc Poinsot comme faisant seulement référence à ce que l’on peut voir sur l’image et en aucun cas à la nature particulière de l’œuvre : « Dans l’ouvrage qui reproduit de nombreux projets de monuments, y compris ceux du Lipstick, la sculpture de Yale était alors la seule à avoir été réalisée et donc la seule reproduite dans son cadre réel d’implantation. La précision "in situ" dans la légende de la photographie semble donc être justifiée par le contexte du livre et de la production d’Oldenburg jusqu’en 1970 ; elle n’introduit pas ici un sens nouveau du terme, mais note seulement que l’œuvre se trouve dans son lieu de destination, situation suffisamment exceptionnelle pour être soulignée. » (48)
Une fois cette occurrence initiale évacuée, puisque ne dénotant pas un réel « lien organique » (49) entre l’œuvre et son contexte d’apparition, Jean-Marc Poinsot s’intéresse à l’apparition et à la définition de la locution « in situ » telle qu’elle se produit dans l’œuvre et le discours de Daniel Buren. L’artiste dit avoir utilisé cette expression « pour la première fois au moment de sa participation controversée et éphémère à l’Exposition internationale du musée Guggenheim en 1971 » (50). Ce n’est toutefois que lors d’un entretien avec Liza Béar publié dans la revue Avalanche en 1974 – toujours au sujet de l’exposition de 1971 – que son usage laisse une trace vérifiable (51). La présence systématique de la locution latine pour qualifier les travaux de Daniel Buren réalisés en fonction du lieu se remarque quant à elle à partir de 1976 (52). Le travail de Jean-Marc Poinsot éclaire ainsi de manière très précise l’émergence du terme « in situ » dans le discours de Daniel Buren. Cependant, l’évocation des occurrences de cette expression à propos du travail de Claes Oldenburg puis, de celui de Daniel Buren, ne suffit pas à en révéler l’ascendance. En effet, comme la mention « in situ » à propos de Lipstick s’avère sans rapport avec le sens qu’elle recouvre chez Daniel Buren, il est nécessaire de considérer les formulations qui apparaissent à propos d’autres artistes, afin de ne pas confondre l’histoire et le sens de cette locution avec l’œuvre de Daniel Buren.
Ainsi, les Organisations d’espaces de Jean-Michel Sanejouand – bien que celui-ci n’ait jamais systématisé ’emploi du terme « in situ » à leur propos – se sont également vues qualifier de la sorte dans un texte de Pierre Restany publié en 1973, à l’occasion de son exposition au Centre National d’Art Contemporain (53). Trois occurrences de l’expression peuvent être relevées dans ce texte. La première ne permet pas de discerner une nouvelle acception du terme : « il [Sanejouand] peint en noir les portes et fenêtres de la tour nord-est du Grand Palais et en décrit l’opération in situ – avant, pendant et après – au moyen d’un film projeté en circuit fermé de télévision et sonorisé par l’enregistrement d’un mécanisme d’horlogerie » (54). Ainsi, il s’agit simplement ici de signaler que la vidéo est montrée sur le lieu où elle a été tournée et qu’elle appartient au dispositif de cette Organisation d’espaces réalisée pour l’exposition « 72- 72 ». Ici, in situ ne désigne donc pas la façon dont l’œuvre fonctionne, mais seulement sa localisation. La deuxième occurrence, si elle fournit le même type d’indication, nous renseigne cependant sur la manière dont les Organisations d’espaces sont accomplies : « En cas de réalisation, l’opération in situ est dirigée de bout en bout par l’auteur, dont le rôle devient alors celui d’un “directeur de travaux” » (55).
Restany explique que les interventions de Jean-Michel Sanejouand n’existent concrètement que liées à un lieu. Ainsi, si in situ désigne toujours une localisation, elle qualifie également la phase de matérialisation, obligatoirement située, des Organisations d’espaces. La dernière utilisation du terme caractérise en revanche directement les réalisations de l’artiste : « Dès 1967, alors qu’il n’en est qu’à sa seconde réalisation in situ, j’ai été frappé par la force d’impact de son alignement de Lund, par l’exacte répartition des bidons de plastique, la rigueur du rapport entre les objets et les limites dimensionnelles de la cour » (56). Cette fois, la formulation de Restany se rapproche sensiblement de celle que l’on retrouve chez Daniel Buren. Il ne s’agit plus de marquer que le projet à bien été matérialisé à l’endroit prévu, comme pour Lipstick de Claes Oldenburg, mais de distinguer les Organisations d’espaces parce qu’elles entretiennent un rapport particulier au lieu. Celles-ci sont in situ car, contrairement à la majorité des œuvres de cette époque, elles ne se manifestent pas de manière autonome, mais uniquement dans et, par rapport, à un espace spécifique.
Comme nous l’avons vu précédemment, à cette date, in situ n’a encore jamais caractérisé aucun travail de Daniel Buren sur un document écrit. Il est donc difficile de dire si son usage chez l’artiste a pu influencer Restany. Une influence inverse – jamais mentionnée par Daniel Buren – s’avère tout aussi problématique à envisager. Cela dit, on peut noter que l’usage de la locution latine dans le catalogue du CNAC n’est pas très différent de celui qui en est fait par l’artiste dans la revue Avalanche en 1974 : « La seule chose que je voulais dire avec cette pièce pouvait seulement être dite par la pièce elle-même in situ. En la retirant de la vue, cela signifiait que chacun en discutait dans le vide » (57). Dans les deux cas, la nécessité du lien entre l’objet et le lieu qui l’accueille est affirmée. Mais, à ce moment-là, le simple usage du terme in situ ne permet en aucun cas de distinguer deux définitions différentes dont chacune correspondrait uniquement à la pratique d’un de ces artistes.
Comme nous l’avons rappelé, pour caractériser différents types de site specificity, Miwon Kwon particularise trois façons d’envisager le site : « phénoménologique, social/ institutionnel, et discursif » (58). Effectivement, les vocabulaires plastiques de Jean-Michel Sanejouand et de Daniel Buren, malgré leur nature différente, partagent un même mode de relation nécessaire au lieu qu’ils investissent et ne permettent donc pas sur ce point de déduire réellement deux stratégies divergentes d’intervention in situ. Par contre, nous avons noté que leur engagement dans la société ne se place pas au même niveau. Par conséquent, leur périmètre d’action – aussi bien politique que concret : les deux se recoupent – ne correspondent pas. Ainsi, il semble que le critère qui soit à même de sortir d’une seule et même définition englobante de l’in situ soit aussi celui du lieu et du sens qu’il recouvre chez ces artistes. Les deux premières conceptions du site définies par Miwon Kwon nous intéressent donc directement : non seulement elles concernent les moments d’apparition des pratiques site-specific, mais en plus, la seconde est, entre autres, illustrée par le travail de Daniel Buren.
Le premier type « phénoménologique » comprend le site « comme un vrai emplacement, une réalité tangible, son identité composée d’une combinaison unique d’éléments physiques constitutifs : longueur, profondeur, hauteur, texture, et forme des murs et des pièces ; échelle et proportions des places, bâtiments, ou parcs ; conditions existantes de lumière, ventilation, schémas de circulation ; caractéristiques topographiques distinctives » (59). Le terme « phénoménologique » inclut en même temps une certaine conception de la place du spectateur et de la perception de l’œuvre : « l’objet d’art ou l’événement devait être singulièrement expérimenté dans l’ici et maintenant à travers la présence physique de chaque sujet regardant, dans l’immédiateté sensorielle de l’extension spatiale et de la durée […], plutôt qu’instantanément "perçu" dans une épiphanie visuelle par un œil désincarné » (60). À la lecture des caractéristiques évoquées par l’auteur, on voit clairement que cette typologie s’inscrit dans la suite logique de l’évolution initiée par la sculpture minimaliste américaine quant à la perception de l’espace de l’œuvre. Or, les premières Organisations d’espaces sont souvent comparées ou confrontées à la sculpture minimale par les critiques de l’époque : « Simultanément sont apparues des deux côtés de l’Atlantique des conceptions nouvelles, avec d’une part certains artistes du Minimal Art (Judd, Morris…) et Jean-Michel Sanejouand de l’autre » (61). Si les textes en question témoignent d’une réception récente des sculptures minimalistes en France (62), ils dénotent aussi obligatoirement une certaine parenté entre les œuvres des artistes américains et celles du français, au moins aux yeux des contemporains qui sont au fait de la création la plus récente.
En effet, on a vite fait de rapprocher les objets industriels, issus du domaine de la construction, qu’utilise Jean-Michel Sanejouand, des sculptures minimalistes qui empruntent sans ambiguïté aux techniques de la production industrielle. Quand l’artiste dispose six morceaux d’une grue au sein d’une salle du musée Galliera en 1968 (63), les qualités physiques de ces objets métalliques, géométriques et lisses, la couleur jaune uniformément appliquée à leur surface, évoquent celles de nombreuses œuvres minimalistes. Aussi, on perçoit dans les deux pratiques une volonté semblable de refuser toute forme de contenu, de virtuosité, d’expressivité ; d’atteindre une neutralité qui rallie le rejet de la peinture traditionnelle que nous avons déjà abordé. À cela, il faut encore ajouter une critique de l’illusionnisme et de l’anthropomorphisme repérée chez Jean-Michel Sanejouand, mais également exprimée par Donald Judd dès 1965 dans son célèbre texte Specific Objects (64), comme toutes les caractéristiques que nous venons d’énoncer. Surtout, c’est cette même revendication d’un espace réel physiquement vécu par le spectateur – ce qui nous ramène au « phénoménologique » de Miwon Kwon – qui permet d’associer les Organisations d’espaces au projet minimaliste caractérisé ainsi par Judd : « Les trois dimensions sont l’espace réel » (65)
Pour autant, si les commentateurs de l’époque effectuent ce rapprochement, c’est pour aussitôt marquer la singularité du travail de Jean-Michel Sanejouand (66). Pour Grégoire Müller : « Leurs propositions diffèrent fondamentalement. Les volumes simples d’un Robert Morris sont la quintessence de la forme (ou de la sculpture), poussées à leur maximum d’évidence, ils entrent en rapport avec le réel ; construits en fonction d’un espace abstrait, ils peuvent être placés indifféremment dans tout espace concret » (67). On retrouve une opposition assez semblable dans l’article de Christiane Duparc :
« Au lieu d’imposer dans la galerie, par une forme massive, un grand menhir noir qui, pour un peu vous empêcherait d’entrer et de circuler, il [Sanejouand] s’annexe les lieux en disposant ça et là quelques leviers visuels qui mobilisent toute la pièce à son profit. C’est pourquoi les recherches de Sanejouand sont toujours sur mesure, strictement adaptées au lieu qui les abrite. » (68)
Encore une fois, pour Catherine Millet les raisons de cette distinction tiennent dans une appréhension différente de l’espace :
« Par rapport aux artistes américains du minimal-art, Jean-Michel Sanejouand semble moins abstrait. Ce qui intéressait surtout ces artistes c’est l’idée d’une œuvre d’art, sans intérêt particulier mais ne pouvant être appréhendée que par rapport à l’espace environnant. Cette idée prévalant, les œuvres se sont systématisées. Une œuvre de Carl André, de Flavin, de Morris, peuvent être déposées dans n’importe quel contexte. Sanejouand s’attache à des données plus concrètes. Il pense et exécute ses ensembles en fonction d’un espace choisi précis et ceux-là ne sauraient être valables pour un autre espace. D’une certaine façon cela permet à l’artiste d’être plus précis. » (69)
Tous ces critiques comprennent le rapport entre le minimalisme et les Organisations d’espaces comme une détermination à faire coïncider dans un même espace réel l’objet et le spectateur. Ils s’accordent également à distinguer un espace réel mais sans qualités – « abstrait » – chez les américains, d’un espace réel qui correspond à une situation topographique unique chez Jean-Michel Sanejouand. Pour celui-ci, le lieu dans lequel il intervient est bien avant tout un espace réel, phénoménologique dans le sens où il n’existe que dans l’expérience de sa perception, mais surtout, consubstantiel à l’endroit précis où il se trouve :
« Un espace est défini par ses limites et celles des perceptions humaines. Un espace est caractérisé par ses limites et par son contenu. […] Je prends le mot espace dans son acception la plus physique, celle dont nous avons constamment l’expérience : l’espace de cette pièce, celui de la pièce d’à côté, celui de ce jardin ou celui de cette vallée. » (70)
Nous nous ne pousserons pas plus loin la démonstration de ce qui peut différencier l’espace tel qu’il est compris dans la sculpture minimaliste de l’espace tel qu’il est envisagé dans les pratiques in situ (71), mais on peut noter que, dès cette époque, le problème est celui de la prise en compte, ou non, d’un lieu préexistant dans la conception de l’œuvre et non pas seulement au moment de sa présentation. Le protocole de réalisation des Organisations d’espaces établi par l’artiste en témoigne : « Un espace étant donné : (1) Contact avec cet espace (jusqu’à l’imprégnation). Etude de ses caractéristiques. Arpentage. Relevé. Plan côté très détaillé de cet espace (ses dimensions mais aussi sa matière : c’est-à-dire aussi bien le sol, les arbres, les murs, etc.). […] La réalisation doit être vécue sur le terrain » (72). De la sorte, bien que le mode de relation au lieu soit différent, il n’en reste pas moins que celui-ci est entrepris de manière « phénoménologique », tel que décrit par Miwon Kwon.
Le second type de site specificity qu’elle expose, « social/institutionnel », conserve de manière générale cette conception physique du lieu, mais la redouble d’une nouvelle dimension « en tant que structure culturelle » (73). Se confondant avec celle de « critique institutionnelle » (74), jusque dans les termes utilisés, cette seconde catégorie s’intéresse aux espaces de façon à « décoder et/ou recoder les conventions institutionnelles de façon à exposer leurs fonctionnements motivés jusqu’ici cachés – révéler les façons dont les institutions façonnent le sens de l’art pour moduler sa valeur culturelle et économique, et saper la fausseté de l’art et de l’"autonomie" de ses institutions en rendant apparentes leurs relations imbriquées dans les processus socio-économiques et politiques plus larges de l’époque » (75). Concernant ce second type, nous l’avons dit, Daniel Buren tient une place particulière puisqu’il apparaît comme l’un des fondateurs de cette nouvelle compréhension du lieu. Avec lui et des artistes tels que Michael Asher, Marcel Broodthaers ou Hans Haacke, le site considéré dans l’œuvre n’est donc plus seulement un espace caractérisé par des données physiques. Il comprend également une fonction, explicite ou symbolique, qui s’accompagne de dimensions sociales, économiques, politiques, voire idéologiques qui le distinguent du premier type étudié.
D’emblée, ces deux catégories semblent donc opérationnelles pour dissocier les démarches de Jean-Michel Sanejouand et de Daniel Buren et, transposées dans le cadre de l’in situ, pour remettre ainsi en cause l’existence d’une seule et unique conception de cette notion. En effet, Jean-Marc Poinsot l’a montré, la définition de l’in situ qu’il est possible d’établir à partir du seul travail de Daniel Buren, est beaucoup plus restrictive : « On peut donc, à la suite de Daniel Buren, considérer que la première caractéristique de l’œuvre in situ consiste à opacifier, et rendre ainsi visible, la circonstance de sa mise en vue et non son seul lieu » (76). Entendu dans ce sens, la notion d’in situ voit son champ opératoire se réduire drastiquement et correspondre au type « social/institutionnel » de Miwon Kwon, autrement dit, à la « critique institutionnelle », dont nous avons montré qu’il est un double. La prise en compte des Organisations d’espaces permet justement de bousculer cette conception étroite de l’in situ, en même temps qu’elle souligne son originalité. En effet, étant donnés les points communs que nous avons établis entre les pratiques de Jean-Michel Sanejouand et de Daniel Buren, ainsi que les différentes évolutions et acceptions que le terme connaît – telle que l’exemplifie son utilisation sous la plume de Restany – il paraît difficile de faire de la prise en compte d’une dimension autre que celle du lieu physique, un argument obligatoire de l’in situ. Ce terme doit pouvoir être appliqué à l’ensemble des pratiques proposant un protocole d’intervention qui, dès sa conception, prend nécessairement en charge le lieu – quelle qu’en soit l’interprétation – comme donnée préexistante à la réalisation de l’œuvre (77).
Il semble d’ailleurs qu’il ne soit pas possible de faire différemment pour le travail de Daniel Buren. Nous l’avons précisé plus tôt, l’utilisation systématique du terme in situ dans les documents produits avec l’accord de l’artiste se fait à partir de 1976. Or, comme l’a justement noté Jean-Marc Poinsot, « malgré l’usage occasionnel de la locution in situ, il [Daniel Buren] ne l’a vraiment intégrée comme concept que lorsqu’il a pu lui conférer une valeur générale sinon de l’ensemble, ou du moins d’une grande partie de ses travaux, et ceci sans risque d’une connotation centrée sur la seule localisation » (78). Même s’il s’intéresse aux espaces dans une dimension qui dépasse leurs seules caractéristiques physiques bien avant 1976 – sans doute dès l’analyse des fonctions des différentes institutions culturelles (79) – comment considérer ces interventions antérieures ? Comme Jean-Marc Poinsot l’a noté (80), l’artiste tend lui-même, rétrospectivement, à qualifier d’in situ des œuvres antérieures à 1976 sans strictement dissocier celles qui prennent en charge « la circonstance de leur mise en vue » des autres, rendant ce critère de distinction moins prégnant. À partir de ce constat, il est envisageable de considérer, au moins chronologiquement, à l’intérieur même de l’œuvre de Daniel Buren, des interventions indexées sur le lieu qui intègrent ses composantes matérielles et d’autres qui, en plus, intègrent « la circonstance de leur mise en vue ». Pour preuve, il faut noter que, lorsque la notion d’in situ ne connaît pas encore d’utilisation systématique ni même de définition claire, Jean-Michel Sanejouand et Daniel Buren dénotent, dans leur choix de vocabulaire, d’une semblable prise en compte du lieu.
Le terme « espace », présent dans le titre générique de la pratique de Jean-Michel Sanejouand, Organisation d’espaces, ainsi que dans le titre du texte Introduction aux espaces concrets qui en explique les caractéristiques, est la seule et unique désignation pour les lieux sur lesquels il indexe son travail. L’exclusivité du mot, sans cesse répété, marque sa considération du lieu comme un ensemble de caractéristiques physiques perçues, comme nous l’avons expliqué plus haut. Au début, chez Daniel Buren la situation est assez similaire. Dans le Certificat d’acquisition qu’il rédige en 1968 pour accompagner chaque œuvre vendue, il aborde ainsi l’éventuel rapport au lieu : « Si cette œuvre a été faite spécialement et doit se trouver exclusivement à une place définie, le mentionner explicitement ci-dessous […] Papiers collés. Support : description la plus exacte possible de l’endroit où se trouvent collés les papiers… » (81). L’année suivante, son premier texte qui aborde concrètement la question du lieu utilise les termes « point de vue », « contenant », « espace », « contexte » ou « cadre » (82). À ce moment-là, la notion de lieu est encore fluctuante et semble surtout concerner la situation topographique de l’œuvre. Par conséquent, on peut considérer que l’apparition d’une pratique in situ chez ces deux artistes se fait – au moins dans un premier temps – à travers la prise en charge d’une situation avant tout topographique. Plutôt que de maintenir la définition de l’in situ forclose autour du développement de l’œuvre d’un artiste, on peut donc faire l’hypothèse d’une définition diachronique de cette notion.
À l’image de ce que propose Miwon Kwon pour le terme site specificity, nous pouvons observer deux types d’indexation sur le lieu à l’intérieur de l’in situ : une première qui s’intéresse à ses spécificités physiques et une seconde, qui considère également sa nature sociale, économique et politique. Évidemment, il convient de préciser, comme le fait cette auteure, que la naissance de la seconde ne signe
pas la disparition de la première, mais que les deux sont encore aujourd’hui repérables dans les formes artistiques les plus récentes. Dans ce cadre, l’étude des Organisations d’espaces de Jean-Michel Sanejouand, étant donnée la chronologie dans laquelle elles s’inscrivent et l’usage du terme in situ qu’elles occasionnent chez Restany, constituent un jalon incontournable. Elles fournissent un modèle d’incorporation du lieu dans l’œuvre, considéré surtout dans ses données physiques, qui permet une relecture historique de la notion d’in situ. Ainsi, à l’aune des Organisations d’espaces considérées comme premier type de pratique in situ, il est imaginable d’élargir la notion d’in situ tout en lui conservant une particularité qui la distingue, notamment, de celle de site specificity, comme nous l’avons montré en différenciant le rapport au lieu instauré par les minimalistes de celui qu’établit Jean-Michel Sanejouand. De même, le contexte temporel et intellectuel dans lequel les pratiques indexées sur le lieu apparaissent en France n’en devient que plus intéressant à interroger si l’on considère les diverses formes d’engagements qu’il génère. Par extension, ces deux modes de prise en compte du lieu considérés comme critères typologiques permettent de préciser l’évolution de ces pratiques et même, en retour, d’identifier à l’intérieur d’œuvres, comme celui de Daniel Buren, différents modes d’intervention in situ. Ainsi, à l’image de Jean-Michel Sanejouand qui ne s’est jamais laissé enfermer par la tentation de garantir un caractère monolithique à son œuvre – encore une raison de sa marginalisation du récit historique – l’heure est sans doute à la remise en cause des homogénéités trop bien établies.
Notes :
1. Voir la publication qui accompagne l’exposition : Philip Kaiser, Miwon Kwon (éd.), Ends of the Earth: Land Art to 1974, cat. d’expo. (Los Angeles, The Museum of Contemporary Art, 27 mai – 20 août 2012, Munich, Haus der Kunst, 12 octobre 2012 – 20 janvier 2013), Munich, Londres, New York, Prestel, 2012.
2. Hjørvardur Harvard Arnason, Elisabeth C. Mansfield, History of Modern Art. Seventh Edition, Upper Saddle River, Pearson, 2012, p. 562-565.
3. Après cette période, il en réalise deux nouvelles à l’occasion d’expositions au Transpalette à Bourges du 31 mai au 13 juillet 2003 et au Frac Ile-de-France Le Plateau du 15 décembre 2005 au 19 février 2006.
4. Voir à ce sujet l’ouvrage de Serge Guilbaut, Comment New York vola l’idée d’art moderne, Nîmes, Editions Jacqueline Chambon, 1996.
5. Voir les publications qui accompagnent ces expositions : Thierry, Raspail (éd.), Lyon, Octobre des arts, 1986, cat. d’expo (Lyon, Musée Saint-Pierre Art Contemporain, 9 octobre – 25 novembre 1986), Lyon, Ville de Lyon, Musée Saint-Pierre Art Contemporain, 1986 ; Fabrice Hergott (éd.), Jean-Michel Sanejouand, rétrospective 1963-1995¸ cat. d’expo. (Paris, Centre Georges Pompidou, 28 juin – 25 septembre 1995), Paris, Editions du Centre Pompidou, 1995 et Julie Rouart (éd.), Jean-Michel Sanejouand. Rétrospectivement…, cat. d’expo. (Nantes, Hab Galerie, 3 mars – 29 avril 2012, Carquefou, Frac des Pays de la Loire, 22 février – 6 mai 2012), Paris, Skira Flammarion, Carquefou, Frac des Pays de la Loire, 2012.
6. Voir à ce propos Jean-Marc Poinsot, Quand l’œuvre a lieu. L’art exposé et ses récits autorisés, Genève, Musée d’Art Moderne et Contemporain, Dijon, Les presses du réel, 2008, p. 101-102 ; Tous les renvois faits à cet ouvrage concerneront cette nouvelle édition.
7. Miwon Kwon, « One Place after Another : Notes on Site Specificity », October, vol. 80, printemps 1997, p. 95 : « phenomenological, social/ institutional, and discursive ». On remarquera toutefois que son analyse doit à Douglas Crimp l’idée que plusieurs conceptions du site sont observables dans l’art de la fin des années 1960. Cf. Douglas Crimp, On the Museum’s Ruins, Cambridge, Londres, The MIT Press, 1993, p. 17.
8. Hormis les références déjà citées, voir Benjamin Buchloh, « Michael Asher et la conclusion de la sculpture moderniste », dans Penser l’art contemporain/ Zeitgenössische Kunst und Wissenschaft. Colloque OFAJ/ DFJW Kolloquium, Biennale de Paris, 23.-27.9.1980., Paris, Office franco-Allemand pour la jeunesse, 1980, p. 169-190 ; Douglas Crimp, « Serra’s Public Sculpture: Redefining Site Specificity », dans Rosalind Krauss (éd.), Richard Serra/ Sculpture, New York, Museum of Modern Art, 1986, p. 40-56 ; repris comme « Redefining Site Specificity » dans Douglas Crimp, On the Museum’s Ruins, op. cit., p. 150-186 ; Erika Suderburg, « Introduction: On Installation and Site Specificity » et James Meyer, « The Functional Site; or, The Transformation of Site Specificity », dans Erika Suderburg (éd.), Space, Site, Intervention: Situating Installation Art, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2000, p. 1-22 et p. 23-37 ; Nick Kaye, Site-specific Art: Performance, Place and Documentation, Londres, New York, Routledge, 2000.
9. Cette dernière exposition en commun a lieu dans le cadre de la 5e Biennale de Paris.
10. Voir Blaise Gauthier (éd.), Cnac/archives 9 : Les organisations d’espaces de Sanejouand, cat. d’expo. (Paris, Centre national d’art contemporain, 30 mars – 21 mai 1973), Paris, Cnac, 1973 ; Robert Fleck, « Histoire d’une subversion », dans Fabrice Hergott (éd.), op. cit., p. 9-19 et Anne Tronche, « Jean-Michel Sanejouand : Leçons de choses », dans Julie Rouart (éd.), op. cit., p. 131-192.
11. Robert Fleck, op. cit., p.13. Les dimensions fournies dans ce texte ne correspondent pas à celles publiées dans le catalogue du CNAC. Cf. Blaise Gauthier (éd.), op. cit., p. 16. Toutefois, après vérification auprès de l’artiste nous calculons, avec des modules de 4 mètres de côté espacés de 1,5 mètre, des rangées de 31,5 et 37 mètres ; ce qui nous rapproche des chiffres de Robert Fleck et contredit les précédents.
12. Entretien avec l’auteur, Vaulandry, le 9 avril 2009.
13. Jean-Michel Sanejouand, Introduction aux espaces concrets, Paris, Editions Mathias Fels, 1970, n.p.
14. Bernard Lamarche-Vadel, Jean-Michel Sanejouand, « Entretien », dans Thierry Raspail (éd.), op. cit., p. 10.
15. Restany a déjà noté cette particularité et fait des cubitainers « le seul lien formel qui unisse les deux périodes de la carrière de Sanejouand ». Cf. Pierre Restany, « l’art est mort, vive l’art, l’art de vivre (j.m.s) », dans Blaise Gauthier (éd.), op. cit., p. 5. Un seul autre matériau présente cette même caractéristique, la feuille plastique transparente. Hors des Charges-Objets, elle apparaît dans l’Organisation d’espaces réalisée en 1974 à l’ICC d’Anvers.
16. Julie Goëlff-Basquin, « Entretien avec l’artiste », dans Dossier de presse Jean-Michel Sanejouand Rétrospective, Paris, Centre Georges Pompidou, 1995, p. 9.
17. Pierre Restany, idem, p. 6.
18. Marcel Duchamp, « À propos des “Ready-mades” », dans Duchamp du Signe, Paris, Flammarion, 1994, p. 191.
19. Fabrice Hergott, « Les figures du chaos », dans Fabrice Hergott (éd.), op. cit., p. 27-28.
20. Daniel Buren, « Beaucoup m’ont reproché… », dans New Concepts for a New Art, Toyama, The Museum of Modern Art, 1981, p. 45-48 ; cité d’après Daniel Buren, Les écrits (1965- 1990), Bordeaux, Capc - Musée d’art contemporain, 1991, t. 2, p. 291.
21. Daniel Buren, « Mise en garde », dans Konzeption/ Conception, Leverkusen, Städtischen Museum, 1969, n.p. ; cité d’après Les écrits (1965-1990), op. cit., t. 1, p. 94
22. Daniel Buren, Limites critiques, Paris, Yvon Lambert, 1970 ; cité d’après idem, p. 189.
23. Jean-Michel Sanejouand, op. cit., n.p.
24. Rebecca J. DeRoo, The Museum Establishment and Contemporary Art : The Politics of Artistic Display in France after 1968, New York, Cambridge University Press, 2003, p. 67 : « Their practices too, expressed the desire to create and display work outside traditional artistic circuits or to challenge them from within; questioned the role of the author and the value assigned to his or her « specialized » products ; an attempted to level the cultural hierarchy by portraying the painter as routine laborer or rejecting painting entirely, working with ordinary materials. »
25. Daniel Buren, Olivier Mosset, Michel Parmentier, Niele Toroni, « Puisque peindre c’est… », 1 janvier 1967 ; tract repris dans Les écrits (1965-1990), op. cit., t. 1, p. 21.
26. Daniel Buren, « Mise en garde », op. cit., p. 89.
27. Ibidem.
28. Daniel Buren, « Mise en garde n° 3 », dans VH101, printemps 1970, n° 1, p. 97-103 ; cité d’après Les écrits (1965-1990), op. cit., t. 1, p. 116.
29. Idem, p. 116-117.
30. Daniel Buren, « Absenceprésence, autour d’un détour », dans Opus international, mai 1971, n° 24-25, p. 70-73 ; cité d’après Les écrits (1965-1990), op. cit., t. 1, p. 206.
31. Daniel Buren, « La figuration aujourd’hui », dans Galerie des Arts, février 1968, n° 50, p. 4-5 ; cité d’après idem, p. 38.
32. Voir Commissariat général du Plan, Commission des affaires culturelles, Rapport général pour le VIe Plan, Paris, La Documentation française, 1971, p. 9-23 ; partiellement repris dans Philippe Poirier, Les politiques culturelles en France, Paris, La documentation française, 2002, p. 284 : « la politique d’action culturelle doit être une des dimensions de toute action sociale et conduire l’ensemble des processus sociaux "vers la suscitation d’individus créateurs", vers la désaliénation. »
33. Voir Benjamin Buchloh, « Formalisme et historicité », dans Benjamin Buchloh, Essais historiques II, Villeurbanne, Art édition, 1992, p. 70-71 ; Douglas Crimp, « Redefining Site Specificity », op. cit., p. 157.
34. En dehors d’une première fonction informative, les schémas doivent servir de support pour une projection mentale de l’Organisation d’espace mais, en aucun cas, exprimer l’imagination et la subjectivité de leur auteur. Cf. Jean-Michel Sanejouand, « De la double fonction des plans », dans J. M. Sanejouand. Plans d’organisations d’espaces, cat. d’expo. (Paris, Galerie Mathias Fels, 3 décembre 1970 – 10 janvier 1971), Paris, Mathias Fels, 1970, n. p.
35. Bernard Lamarche-Vadel, Jean-Michel Sanejouand, op. cit., p. 10.
36. Jean-Michel Sanejouand, Introduction aux espaces concrets, op. cit., n.p.
37. Idem.
38. Entretien avec l’auteur, Vaulandry le 9 avril 2009.
39. Idem.
40. Jean-Michel Sanejouand, idem. n.p.
41. Ibidem
42. Ibid
43. Idem
44. Id
45. Ibidem
46. Voir pour l’Atelier A : Françoise Jollant Kneebone, Chloé Braunstein, Atelier A. Rencontre de l’art et de l’objet, Paris, Editions Norma, 2003. Pour Art + : Gilles de Bure, L’artiste et l’environnement, cat. d’expo. (Paris, Unesco, 5-7 décembre, 1977), Paris, Agence Art +, 1977 et Alain Macaire « Entretien avec Gilles de Bure », Canal, n° 33, novembre 1979, p. 4-5.
47. Voir Jean-Marc Poinsot, op. cit., p. 97.
48. Ibidem.
49. Idem, p. 98.
50. Ibidem.
51. Idem, p. 95.
52. Ibidem
53. Pierre Restany, op. cit., p. 4-10.
54. Idem, p. 4.
55. Id., p. 6
56. Ibidem.
57. Liza Béar, Daniel Buren, « Daniel Buren : KUNST BLEIBT POLITIK », Avalanche, n° 10, décembre 1974, p. 19 : « The only thing I wanted to say with that piece could only be said by the piece itself in situ. By removing it from view, it meant that everyone was discussing it in a vacuum. »
58. Miwon Kwon, « One Place after Another : Notes on Site Specificity », op. cit., p. 95.
59. Idem, p. 85 : « as an actual location, a tangible reality, its identity composed of a unique combination of constitutive physical elements: length, depth, height, texture, and shape of rooms; scale and proportions of plazas, buildings, or parks; existing conditions of lighting, ventilation, traffic patterns; distinctive topographical features.»
60. Idem, p. 86 : « The art object or event in this context was to be singularly experienced in the here-and-now through the bodily presence of each viewing subject, in a sensorial immediacy of spatial extension and temporal duration […], rather than instantaneously “perceived” in a visual epiphany by a disembodied eye. »
61. Grégoire Müller, « “L’espace est premier” (J.-M. Sanejouand) », dans Deux organisations d’espaces de J.-M. Sanejouand, cat. d’expo. (Paris, Galerie Yvon Lambert, avril-mai 1968), Paris, Galerie Yvon Lambert, 1968, p. 6 ; voir également à ce propos François Pluchart, « L’organisation de Sanejouand », Combat, 22 avril 1968, p. 11 ; Christiane Duparc, « Sculptures sur mesure », Le Nouvel Observateur, 30 avril 1968, p. 39 ; Catherine Millet, « Jean- Michel Sanejouand », Les Lettres françaises, n° 1364, 16 décembre 1970, p. 28.
62. Pour James Meyer, 1968 constitue même le moment de la « canonisation » de l’art minimal. Voir le chapitre 8 de Minimalism: Art and Polemics in the sixties, New Haven, Londres, Yale University Press, 2001, p. 254-270.
63. L’exposition Le décor quotidien de la vie en 1968, organisée par Pierre Restany a lieu pendant les mois d’avril et mai de cette année.
64. Donald Judd, « Specific Objects », Arts Yearbook, n° 8, 1965, p. 74-82.
65. Idem ; cité d’après la traduction française de Claude Gintz dans Regards sur l’art américain des années soixante, Paris, Editions Territoires, 1979, p. 70.
66. Bien que l’expression d’un certain sentiment national ne puisse être considérée comme une raison majeure de cette distinction, il faut se rappeler que la réception de l’art minimal en France et en Europe fut marquée par un phénomène de défiance envers la puissance culturelle américaine, voire par l’anti-américanisme ambiant. Cf. James Meyer, op. cit., p. 256-260.
67. Grégoire Müller, ibidem.
68. Christiane Duparc, ibidem.
69. Catherine Millet, ibidem.
70. Jean-Michel Sanejouand, Introduction aux espaces concrets, op. cit., n.p.
71. La démonstration de JeanMarc Poinsot concernant cette question est très éclairante. Cf. Jean-Marc Poinsot, op. cit., p. 80-109.
72. Jean-Michel Sanejouand, idem, n.p.
73. Miwon Kwon, « One Place after Another : Notes on Site Specificity », op. cit., p. 87 : « en tant que structure culturelle ».
74. Ce terme apparaît pour la première fois dans un texte écrit par Andrea Fraser : « In and Out of Place », Art in America, vol. 73, n° 6, juin 1985, p. 122-129. Elle en a donné une définition plus récemment dans « What is Institutional Critique? », dans John C. Welchman (éd.), Institutional Critique and After¸ Zurich, JRP Ringier, 2006, p. 305-309 : « Institutional Critique can only be defined by a methodology of critically reflexive site-specificity. […] Institutional Critique engages sites above all as social sites, structured sets of relations that are fundamentally social relations. » : « La critique institutionnelle peut seulement être définie par une méthodologie de site-specificity critique réflexive. […] La critique institutionnelle aborde les sites avant tout comme des sites sociaux, des séries de relations structurées qui sont fondamentalement sociales. »
75. Miwon Kwon, idem, p. 88 : « to decode and/or recode the institutional conventions so as to expose their hidden yet motivated operations – to reveal the ways in which institutions mold art’s meaning to modulate its cultural and economic value, and to undercut the fallacy of art and its institutions’ « autonomy » by making apparent their imbricated relationship to the broader socioeconomic and political processes of the day. »
76. Jean-Marc Poinsot, idem, p. 101.
77. Michel Gauthier utilise la formule suivante pour parler de ce type de protocole : « la programmation par l’œuvre des modalités de son installation ». Cf. Michel Gauthier, Les contraintes de l’endroit, Paris, Les Impressions Nouvelles, 1987, p. 20.
78. Jean-Marc Poinsot, idem, p. 100.
79. Voir les textes « Fonction du musée », « Limites critiques » et « Fonction de l’atelier », dans Daniel Buren, Les écrits (1965- 1990), op. cit., t. 1, p. 169-173, p. 175-190, p. 195-204.
80. Idem, p. 108.
81. Daniel Buren, « Certificat d’acquisition », imprimé, Paris, 1968 ; cité d’après Les écrits (1965-1990), op. cit., t. 1, p. 34.
82. Daniel Buren, « Mise en garde », op. cit., p. 94-95.