BERNARD LAMARCHE-VADEL : Pour quelles raisons selon-vous la peinture est-elle en 1986 toujours un moyen crédible de faire de l'Art ?
JEAN-MICHEL SANEJOUAND : Lorsque, à la fin de l'année 1962, j'ai abandonné la peinture, je ne doutais pas qu'il s'agissait d'une rupture définitive. Je pratiquais alors depuis quelques années une peinture abstraite déjà sur fond blanc qui pourrait paraître aujourd'hui à un spectateur très superficiel assez proche de mes travaux actuels. Je jouais dans un espace strictement imaginaire assez naïf. Les Charges-Objets, c'est-à-dire ces mises en rapport de toiles de bâche à rayures, de grillages, de bandes de linoléum imprimé, etc., qui ont pris la relève de cette peinture, répondaient à un besoin soudain urgent d'expérimenter l'espace concret et à un désir violent de provoquer cet espace. Ils étaient aussi la reconnaissance du dérisoire. Tout naturellement, à partir de 1967, ces Charges-Objets ont laissé la place à une pratique directe sur l'espace concret; ce que j'ai appelé des Organisations d'espaces. L'espace d'un lieu : cour, chantier, salle d'exposition, devenait le matériau premier. Tout allait bien.
Pourtant dès 1968, tout en conceptualisant davantage cette action sur l'espace à l'aide de plans, je me suis senti obligé de reprendre un pinceau, de le tremper dans l'encre de chine et de dessiner des personnages le plus souvent grotesques et agressifs. Pendant neuf ans j'ai dû vivre cette double activité : d'une part mon travail sur l'espace concret, d'autre part ces Calligraphies d'humeur comme je les nommais qui étaient une sorte de résurgence de la peinture. Pas vraiment, pas simplement bien sûr, loin de là ! Ma méfiance vis-à-vis de la peinture était encore très forte.
Sur une toile préparée pour peindre je me contentais de traits de pinceau à l'encre de chine. Je vivais cela assez mal. C'était même douloureux, mais honnêtement il m'était impossible de choisir. Je ne comprenais pas alors que ces Calligraphies d'humeur ne m'étaient nécessaires que parce qu'elles me permettaient de traiter de l'espace imaginaire.
Le sens du dérisoire inauguré avec les Charges-Objets était très présent dans ces dessins "figuratifs" mais il l'était aussi dans mes projets hautement conceptuels et sournoisement délirants ainsi que dans mon organisation de la planète Terre à l'aide de "Tables d'orientations" de 1974 à 1977.
Toujours est-il que précisément en 1977 mes Calligraphies d'humeur comme mes Tables d'orientations se sont en quelque sorte picturalisées.
Que se passait-il ?
Simplement j'avais continué pendant toutes ces années à regarder la peinture. Peu à peu l'idée que je l'avais sous-estimée s'imposait à moi. Mais, attention, pas n'importe quelle peinture! La peinture en général me paraissait et me paraît toujours un exercice sans grand intérêt. Toutes ces surfaces couvertes en large part de remplissage m'ennuient et même m'agacent la plupart temps.
Je commençais toutefois à comprendre que la peinture si elle était maniée avec une extrême rigueur pouvait être une voie pour aller plus loin dans l'approche d'une conscience différente. Elle était aussi un moyen de ne pas éluder le problème fondamental de la transposition qui est la noblesse de l'Art.
Enfin ce que je veux dire, c'est qu'à partir de 1978, date de mon acceptation de peindre à nouveau, je me suis senti beaucoup mieux, comme libéré et d'abord libéré de cette double démarche harassante que j'avais dû assumer.
Cependant cette fameuse rigueur analytique dans l'emploi du pinceau je n'ai pu la faire mienne immédiatement. Pas seulement pour des raisons techniques, je n'avais pas trop de problèmes de ce côté-là, mais parce que ma méfiance ne s'est pas dissipée d'un seul coup. II me fallait absolument et régulièrement essuyer mon pinceau sur la toile.
Ce n'est que depuis deux ou trois ans que je me suis défait de toute réticence de cet ordre et que j'ai été enfin capable de dépasser le dérisoire avec le sourire.
Si j'ai tenté de répondre à votre question en vous rappelant mon histoire, c'est parce que je ne pense pas pour autant que la peinture soit le seul moyen crédible de faire de l'Art. II l'est devenu pour moi, c'est tout.
La peinture telle que je l'entends est une prospection, une exploration vers des zones de sensibilité inconnues. Elle est tout le contraire du retour à la peinture auquel on assiste aujourd'hui qui n'est, à mes yeux, que le retour triomphal de la nostalgie.
BLV : En 1962 donc, vous abandonnez la peinture. Est-il possible, lorsque l'on a pratiqué la peinture de l'abandonner ? Sur la base de cet abandon, les travaux que vous exécuterez semblent être ceux d'un groupe d'artistes plus que d'un individu isolé; enfin cette investigation qui s'étend de 1962 à 1967 sur les matériaux et la complexité des rapports entre formes et matérialités, quelle en fut la problématique au regard de votre descendance qui va de Supports/Surfaces à la sculpture anglaise contemporaine ?
JMS : Les premiers symptômes de cet abandon se sont manifestés durant l'été 1961 lorsque je me suis mis à réaliser des équilibres de gros galets sur un large banc de sable au milieu de l'Ain. Au premier coup de vent, cet équilibre se rompait. II fallait prendre garde à ses pieds.
J'ai repris cet exercice l'été suivant et à l'automne j'ai détruit la plupart des toiles abstraites que j'avais réalisées pendant les quatre années précédentes.
Je les découpais soigneusement et n'en conservais que certains morceaux qu'ainsi recadrés je tendais à nouveau sur de petits châssis. Je croyais, en toute jeunesse, avoir découvert les limites de la peinture. Au début de 1963, j'ai utilisé quelques-uns des châssis sur lesquels avaient pris place les toiles abstraites détruites. Je les ai tendus de toile brute, ou blanche ou noire, et leur ai adjoint à chacun pour former diptyque un miroir de même dimension. A partir de là, je n'allais jamais m'attarder. Quelques alignements de pierres, une seule progression de barres métalliques, ensuite la mise en rapport d'objets familiers que j'avais sous la main: chaises, armoire, meubles de cuisine, etc.
J'allais également me faire prêter, entre autres choses, un prototype de bateau à moteur, et une tronçonneuse.
Nombre de Charges-Objets ont eu ainsi une vie artistique brève avant de retourner à leur vie usuelle.
J'annonçais une attitude optimiste, valorisation de l'objet neuf, afin de décider mes fournisseurs bénévoles. La motivation profonde était beaucoup plus noire : une sorte de pessimisme calme et souriant. Lorsque ces objets se sont faits difficiles à trouver, je me suis retourné vers mon stock de châssis. Je les ai recouverts en tout ou en partie, de toile de bâches à rayures, de tissus plastiques, de linoléum et autres matériaux achetables au mètre et à petit prix. II s'agissait d'une sorte d'art pauvre propre.
Ces oeuvres dont vous soulignez la diversité avaient, à mes yeux, une seule et même fonction : celle, à travers un questionnement des formes et des matériaux, de perturber l'espace concret dans lequel elles prenaient place. Se délecter en les contemplant revenait à tomber dans le piège qu'elles tendaient.
Ce qui me convenait, c'était leur précarité, leur côté mal fait, leur géométrie approximative, opposée à la géométrie puritaine qu'affectionne notre cerveau. Je voulais surtout éviter de systématiser une trouvaille pour la revendiquer comme style.
Dès 1967, l'étape que représentaient ces Charges-Objets était franchie; aussi très naturellement, je ne me suis pas senti concerné par le mouvement Supports/Surfaces que j'ai connu plus tard et assez mal. Quant à la jeune sculpture anglaise, le peu que j'en ai vu m'a laissé plutôt rêveur et comme attendri, mais vous êtes beaucoup plus informé et partant bien meilleur juge pour comparer les problématiques de ces mouvements avec la mienne.
BLV : II me semble bien que si vous avez voulu en 1967 opérer dans l'espace réel en l'organisant, néanmoins vos travaux à cette époque s'opposent peut-être, quoique subtilement, au Land Art, tel que l'ont pratiqué Robert Smithson ou Michaël Heizer.
JMS : J'ai été effectivement conforté dans ma démarche en découvrant leurs travaux en 1968 à New York. Toutefois, si j'ai passé trois mois dans cette ville, c'était essentiellement dans l'espoir insensé d'y organiser l'espace d'un chantier d'immeuble en construction lorsque celui-ci serait interrompu par la neige. L'état du chantier qui m'émouvait le plus était celui où il sortait à peine de terre; trou dans lequel commençaient à s'ériger le béton et le métal. Cette sensibilité se rapprochait sans doute de celle du Land Art; mais il me semblait que le mouvement de celui-ci allait du centre, où s'exerçait le geste monumental, à la périphérie, qui était géographique et donc disproportionnée. Mon mouvement se voulait inverse. II s'agissait pour moi de m'imprégner d'un espace défini et caractérisé par ses limites et par son contenu, puis d'intervenir, d'une façon chaque fois spécifique, afin de rendre cet espace perceptible en tant que tel dans toute sa singularité.
Le temps d'imprégnation était d'autant plus important que je n'avais le plus souvent pas pu choisir le lieu mais seulement l'accepter. Trouver un espace représentait la première difficulté. Plus d'un an et demi de vaines tentatives s'était écoulé avant que j'eusse l'opportunité de faire quelque chose dans la cour de l'École Polytechnique pour la durée très courte de la fête annuelle de cette école en 1967. La deuxième difficulté revenait à trouver le matériel nécessaire et les moyens de sa mise en oeuvre.
Ainsi, je n'ai pu obtenir que des tubes métalliques pour cette première organisation d'espace.
En septembre de la même année, dans la cour du Musée de Lund en Suède, les 100 outres en plastique transparent remplies au 2/3 d'eau distillée, convenaient particulièrement bien au curieux pavage du sol, mais, c'est par leur disposition réciproque rigoureuse que j'ai réussi à les faire dialoguer avec les murs vitrés et le ciel ouvert.
En 1968, les éléments de grues métalliques ont dû être positionnés, malgré leur poids, au centimètre près sur le parquet de la salle du Musée Galliéra qui m'avait été confié.
En 1969, j'avais obtenu l'autorisation d'investir la Cour Ducale du Castello Sforzesco à Milan; mais je n'ai pas réussi à me procurer le matériel nécessaire.
J'ai eu plus de chance, en Tchécoslovaquie à Piestany. Dans un espace long de 400 mètres et de seulement 4 mètres de large, j'ai pu utiliser des éléments de coffrage en métal et en bois peints en noir mat. Les contraintes inhérentes à cette activité étaient d'autant plus grandes que je me refusais à employer une seule technique ou un seul et même matériau qui m'aurait permis de marquer ainsi un territoire et de me faire identifier par ce type de marquage. Tel n'était absolument pas mon propos.
L'espace était premier et la nature de l'intervention devait se soumettre à ce qui m'apparaissait comme le plus à même d'en révéler le sens caché. L'exposition et l'organisation d'espace que j'ai faite en 1973 au CNAC rue Berryer, rendaient bien les divers aspects de cette investigation.
BLV : Comment peut-on exécuter deux oeuvres à la fois, c'est-à-dire, dans votre cas, les Organisations d'espace et à partir de 1969, les Calligraphies d'humeur; quel type de relation s'est alors installé entre ces deux pans d'une même activité ?
JMS : J'ai mis plusieurs années à me décider à montrer mes Calligraphies d'humeur. C'est un point qu'il ne faut pas oublier. Ensuite, j'ai fait semblant de trouver cette double activité normale, euphorisante même. Cette ambivalence, j'affichais de m'en réjouir comme d'une ouverture de l'esprit, d'une liberté conquise. Je l'expliquais comme le couple d'une méthode de la connaissance, en toute simplicité ! Enfin, je me défendais comme je pouvais. En réalité, comme je vous l'ai déjà dit, c'était douloureux.
La relation était bien de complémentarité mais une vraie complémentarité n'est jamais bipolaire. II faut des éléments autres, des directions autres, mêmes mineurs, qui fassent office de liaisons souterraines. La radicalité de mon comportement à cette époque excluait ce genre de souplesse intelligente.
BLV : Quelle fureur anima ce passage à l'acte des Calligraphies d'humeur, quelle agressivité déclencha cette vision d'une sexualité éruptive ?
JMS : Ce n'était pas de la fureur car ce n'était pas du défoulement, plutôt une sorte de jeu.
Je gardais mes distances tout comme je les gardais dans mes Charges-Objets ou dans mes propositions conceptuelles, bien qu'une même obsession, l'espace entre les choses en tant qu'accès à une invisible vérité, sous-tendit toutes ces explorations. Pour avancer plus loin dans cette direction il allait me falloir renoncer à cette pudique distanciation. Je n'oserai le faire qu'à partir de 1978 avec mes Espaces-Peintures.
Quant au sexe, j'entendais effectivement dévaluer d'une façon ironiquement agressive les fantasmes frustratoires gaspilleurs d'énergie. II y avait aussi, et tout au contraire, la présentation d'attitudes sexuelles encore enfantines, polymorphes, superbement ignorantes du péché de la chair, notion non seulement religieuse, mais encore très laïque et que dès mon adolescence je n'ai jamais réussi à comprendre.
II y avait surtout la continuité de la ligne noire qui courait au bas de chaque calligraphie et qui était peut-être une réminiscence de la rampe du théâtre de Guignol. Elle s'opposait à la discontinuité des personnages et ce, jusque dans leurs tailles réciproques: ils étaient petits ou grands et non pas loin ou près puisque cette ligne me permettait une absence totale de perspective. Ce qui comptait pour moi, c'était la spontanéité, l'improvisation, le refus de toute précaution et de tout calcul, en un mot, la vitesse d'exécution.
BLV : Durant ces époques successives, votre oeuvre rejoignait l'intérêt de certains groupes pour des investigations parallèles; que ce soient le Nouveau Réalisme, le Land Art, le Pop Art ou l'Art Conceptuel, serait-ce votre caractère qui vous éloigna à chaque étape du passage des trains ?
JMS : Je suis mal placé pour apprécier mon caractère au sens où vous le sous-entendez. Certes, je reconnais que je suis un solitaire mais au sens où peut le concevoir un navigateur qui sait qu'il est attendu au port; en somme, je suis un solitaire qui a besoin d'affection. Quant aux groupes notoires que vous nommez, les dates et les lieux où ils se sont manifestés, ne correspondaient pas. De plus, je ne me voyais pas m'efforcer d'attraper le plus en tête possible le dernier train en marche, afin de m'identifier ensuite à un wagon spécial. Dans l'exposition "Qu'est-ce que l'Art Français ?", vous avez vous-même établi le constat que la situation actuelle de l'Art, et pas seulement en France, est celle d'une constellation d'individus. C'est là que se situe depuis déjà longtemps la grande originalité et la grande aventure de l'Art du 20ème siècle.
BLV : En 1977, à nouveau vous êtes saisi par la tentation du tableau; que représente pour vous un tableau, faire un tableau ?
JMS : Ce qu'est un tableau, je n'en sais rien. C'est ce que je cherche. Chacune de mes peintures pose la question.
Je peux seulement dire qu'à mon sens un tableau, lorsqu'on le regarde suffisamment, n'est pas une fenêtre vers l'extérieur, mais une porte qui s'ouvre à l'intérieur de notre esprit. Quant à faire un tableau, c'est une série d'actes; chaque acte naissant d'une intuition et étant ensuite passé au crible de la plus grande lucidité possible. Ce va-et-vient entre intuition et lucidité, voilà la discipline qu'est pour moi la peinture, discipline comme on peut parler de discipline sportive ou spirituelle.
Ce que j'en retire est un plaisir de l'effort et de la découverte. La récompense c'est lorsque le tableau s'éclaire soudain et signale ainsi qu'il est né et, aussi, qu'il ne peut aller plus loin. Pour poursuivre le chemin, il faudra emprunter une autre voie d'accès c'est-à-dire une autre toile blanche.
BLV : Entre permanence et mobilité, aléatoire et géométrie, régulation et geste, l'organisation de vos tableaux est profondément dualiste. Ce dualisme est-il une méthode ou un résultat ?
JMS : II est pour moi un constat d'évidence. Tout ce que je perçois, tout ce que je comprends m'apparaît dualiste et cela ne m'angoisse pas du tout. C'est plutôt le contraire qui me ferait peur si le noir et le blanc se résolvaient en un gris définitif.
J'ajouterai que si au plan des formes, des signes, tout est séparé, au plan de l'espace tout est lié. L'espace est le liant des signes. Les signes n'ont, peut-être, pour seule fonction que d'infléchir voire de creuser l'espace en le qualifiant.
BLV : Ces faux masques qui sont sertis dans les espaces que vous présentez excitent la curiosité. Quelle fonction et quelle signification leur attribuez-vous ?
JMS : Vous avez tout à fait raison de les nommer faux masques. Cette notion me convient bien. Elle m'est très utile. Ces faux masques ne peuvent en aucun cas s'adapter devant un visage. Ce sont des formes pleines faussement primaires, référence à l'archaïsme qui perdure avec force en nous le plus souvent à notre insu.
Ces faux-masques sont des gardiens qui réclament un droit de passage. Ils suggèrent peut-être simplement de les dépasser pour pénétrer enfin dans les espaces contradictoires du tableau. L'induction qu'ils proposent est d'un type diamétralement opposé à l'induction offerte par l'ensemble des autres éléments de mon vocabulaire.
C'est cette opposition, cette tension, ce hiatus qui me permettent de pénétrer et de faire pénétrer dans le domaine de la conscience qui m'intéresse : cette zone de la sensibilité rarement explorée où semble régner un calme d'une surprenante mobilité.
BLV : Depuis plusieurs mois vous avez retrouvé l'usage du papier pour y pratiquer à l'acrylique noire une grande série de coups de pinceau qui représentent un état de lisière entre le pictogramme et les figures qui constellent vos tableaux; êtes-vous chinois ou tenté de l'être ?
JMS : J'aime à faire ces petites études d'espaces, bien que je n'ignore pas qu'elles sont surtout appréciées au premier regard, comme des études de formes, d'éléments de mon vocabulaire. Ce qui m'importe principalement en les réalisant au pinceau ou à la brosse, c'est la manière dont je parviens à animer l'espace géométrique blanc du papier. Comme je privilégie l'espace et que je l'ai toujours fait, je peux bien sûr, passer pour chinois. De toutes façons, il est amusant de constater que si l'on dessine avec un pinceau, on vous réfère immédiatement à la calligraphie chinoise, tandis que si l'on use du crayon, on est classé bon occidental. De père bourguignon et de mère savoyarde, je ne me fais aucune illusion sur ma chinoiserie, bien que je doive admettre que je me suis senti très jeune à l'aise avec la pensée chinoise, du moins telle que je pouvais l'appréhender à travers les traductions. D'ailleurs, ce n'est pas la fidélité de ces traductions qui compte maintenant, c'est l'occidentalisation de cette pensée qui me paraît oeuvre utile.
BLV : A l'occasion de votre exposition au Musée de Lyon, vous avez voulu exécuter un travail spécialement destiné au lieu où vous montrerez votre oeuvre sous la forme d'un tableau composé par trois triptyques qui ne formeront qu'une seule et même représentation dont la dimension sera de 2 m x 10,50 m. L'Art Moderne depuis la dernière guerre a souvent été tenté par l'épreuve mais aussi parfois par la facilité de la monumentalité. Quel a été le propos de votre conception d'une oeuvre monumentale ?
JMS : Je n'ai pas terminé ce travail, il m'est donc désagréable d'en parler. La direction que je vais essayer de désigner est celle de la peinture commandant l'architecture. Ici l'architecture sera réduite à son expression la plus élémentaire: une salle définie par trois murs. Chacun de ses murs de 4 m x 7 m sera construit pour être porteur en son milieu d'un triptyque de 2 m x 3,50 m.
Les rapports entre ces trois triptyques seront à la fois picturaux et spatiaux au sens le plus concret.
L'ensemble formera une seule oeuvre dans laquelle on pénètrera physiquement.
J'ajouterai que la symbolique des nombres ne m'a jamais laissé indifférent même si, le plus souvent, j'ai une manière désinvolte de lui rendre hommage. Ici donc, je vais matérialiser à ma façon le chiffre trois; mais je préfèrerais que nous reparlions de cette entreprise lorsque je l'aurai menée à terme.
BLV : Dans un récent entretien à France Culture vous assimiliez, mais sans l'expliquer, peinture et sorcellerie. Pourriez-vous commenter cette conjonction ?
JMS : Je signalais que l'artiste est un possédé mais absolument pas d'une façon romantique. II est habité par un démon qu'il a appelé de tous ses voeux et dont il a besoin. C'est de lui qu'il tire sa force et sa sagesse. Car j'ai rectifié très vite que l'Art n'est pas une affaire de goût même très intellectualisé mais une affaire de sagesse. Le peintre selon moi est un possédé qui de cheval devient cavalier. II y a là une histoire de pouvoir mais la sagesse aujourd'hui ne peut se penser que d'une façon pragmatique. Elle se définit par un non-savoir.
Plus j'apprends, plus j'apprends que je ne sais pas et plus j'en tiens compte.
Si cette sorte de sagesse se manifeste en apparente sorcellerie, c'est parce qu'elle choisit délibérément la volonté et une économie de l'énergie.
BLV : II se dégage de votre oeuvre peinte un effet d'extrême surveillance des rapports des éléments composés. Comment et pourquoi cette insistance sur la composition représentée en tant que telle ?
JMS : Mon expérience de la réalité me contraint à utiliser un vocabulaire hétérogène. Bien évidemment les gestes noirs, les constructions abstraites, les arbres, les faux masques, etc. tendent à s'exclure réciproquement sur le fond blanc. Seule une composition très forte peut réussir à lier ensemble tous ces éléments et comme la technique que j'utilise ne m'autorise aucun repentir, vous pouvez avoir cette impression de surveillance. D'autant plus que chaque coup de pinceau dès que posé irréversiblement est aussitôt questionné. Malgré cela, curieusement, pour avoir une chance de gagner à ce grand jeu de la composition, je ne peux faire confiance qu'à ce que je nommerai un sens de l'espace qui s'est développé en moi avec le Temps.
BLV : Quel rôle donnez-vous à l'Art envers ses destinataires ?
JMS : Peut-être celui d'offrir l'occasion d'une plus grande individuation et donc de favoriser la conquête de l'indépendance pour ceux qui auront la patience et l'audace d'ouvrir leur sensibilité au lieu de braquer leur jugement. Mais parlons plutôt, si vous le voulez bien, des destinataires de cet entretien. Ne leur dissimulons pas que, malgré la fine perspicacité de vos questions et ma bonne volonté, mes réponses ne peuvent espérer mieux être que des approximations hâtives. En effet la peinture commence lorsque les mots vous manquent et parce qu'ils vous manquent.