Il est temps de reconnaître en Jean-Michel Sanejouand le plus légitime de tous les ayants droit de Marcel Duchamp. Il n'est toutefois pas simple de revendiquer l'héritage duchampien quand s'allongent les files d'attente devant son bureau de reconnaissance en paternité. C'est pourquoi Sanejouand, que rien ne hérisse autant que le panurgisme, dit aujourd'hui méditer sur la façon dont Picasso a résisté aux assauts des porte-bouteilles et des pelles à neige. Deux raisons au moins à cette tardive crise œdipienne : la première tient à la passion que lui inspire sa nouvelle maîtresse, la peinture, qui le braque contre celui qui, dit-on, voulait la reléguer au rang des loisirs pour club de retraités, quelque part entre pétanque et scrabble; la seconde est liée à l'abondance confusionniste, à la misère conceptuelle de la postérité des ready-mades, dont la menace pèse sur le sens de ses Charge-objets. Sanejouand se détourne de Duchamp par crainte de se voir assimiler à sa piètre postérité.
L'histoire des ready-mades et celle de leur réception critique connaissent des phases bien distinctes. Au début est la distraction, celle que procure le spectacle d'une roue de bicyclette en mouvement sur une chaise de cuisine. Duchamp s'amuse: "C'était juste un passe-temps. Je n'avais aucune raison spéciale de la faire ou de décrire quoi que ce fût." (1Marcel Duchamp, cité par Francis M. Naumann, "Marcel Duchamp. L'art à l'ère de la reproduction mécanisée", Paris, Hazan, 1999, p. 48.). Un peu plus tard, en 1914, il se rend au Bazar de l'Hôtel de Ville où il achète le mythique porte-bouteilles dont la postérité fera la pierre philosophale de l'art du XXe siècle. Dans l'alambic des sous-sols de quincailleries, les objets les plus anodins se métamorphosent en œuvres.
Le 5 juin 1915, las du milieu artistique parisien qu'il juge définitivement obtus, Duchamp s'embarque sur le Rochambeau qui le conduit aux Etats-Unis. Il abandonne sans états d'âme sa roue de bicyclette et son porte-bouteilles que sa sœur, quelque temps plus tard, expédie vers la décharge publique en vidant son atelier. à New York, l'idée du ready-made fait insidieusement son chemin dans l'esprit de Marcel Duchamp. à la mi-janvier 1916, il adresse une lettre à sa sœur Suzanne : "[...] si tu es montée chez moi tu as trouvé dans l'atelier une roue de bicyclette et un porte-bouteilles. J'avais acheté cela comme une sculpture toute faite. Et j'ai une intention à propos de ce dit porte-bouteilles. Ecoute. Ici à New York, j'ai acheté des objets dans le même goût et je les traite comme des "readymade" tu sais assez l'anglais pour comprendre le sens de "tout fait" que je donne à ces objets. Je les signe et leur donne une inscription en anglais. Je te donne quelques exemples : j'ai par exemple une grande pelle à neige sur laquelle j'ai inscrit en bas: In Advance on the Broken Arm (traduction française: En avance du bras cassé). [...] Tout ce préambule pour te dire : Prends pour toi ce porte-bouteilles. J'en fais un "readymade" à distance. Tu inscriras en bas et à l'intérieur du cercle du bas, en petites lettres peintes avec un pinceau à l'huile en couleur blanc d'argent, l'inscription que je vais te donner ci-après et tu signeras de la même écriture comme suit [d'après] Marcel Duchamp." (2Marcel Duchamp, lettre à sa sœur Suzanne, citée par F.Naumann, "ibid.", p. 64-65). La partie perdue de la lettre sur laquelle apparaissait ladite inscription devait amputer à tout jamais le premier ready-made de sa composante linguistique. Des années plus tard, un jeune artiste, Robert Rauschenberg, fait pour trois dollars l'acquisition d'un porte-bouteilles dans l'exposition Art in the Found Object. A l'occasion d'une visite de Duchamp dans son atelier, il lui propose de signer l'objet, ce à quoi il consent de bonne grâce, inscrivant à sa base : "Impossible de me rappeler la phrase originale".
Il convient de tenir l'inscription qui figure sur les ready-mades comme une composante consubstantielle de leur nature. Elle seule est capable de les propulser vers des "contrées plus verbales", de les soustraire à ce rétinien auquel s'efforce d'échapper alors l'art de Marcel Duchamp. Schize entre plastique et linguistique est également Le Grand Verre, indissociable de sa partie littéraire, La Boîte Verte de 1934, qui rassemble les notes relatives à sa genèse. L'art de Duchamp est efficace à proportion des tensions dialectiques qu'il instaure entre les registres contradictoires du visible et du lisible, du "rétinien" et de la "matière grise". Les contradictions qu'il fait jouer en fondent la singularité. Une singularité que sa postérité n'a pas, loin s'en faut, toujours assumée.
Les premiers à avoir revendiqué son héritage furent les artistes pop, au premier rang desquels Jasper Johns et Robert Rauschenberg. Johns fit l'acquisition d'une Boîte en valise dès 1959. Un an plus tard, il achète une Boîte Verte que Duchamp lui dédicace: "To Jasper Johns/Sibylle des cibles". A Paris, en 1961, il acquiert une édition de la Feuille de vigne femelle. La filiation entre Johns et Duchamp est reconnue par la critique dès ses premières expositions. En mai 1957, Robert Rosemblum ne s'y trompe pas, qui perçoit dans les Flags (Drapeaux) quelque chose "de difficile à expliquer dans ce pouvoir aussi troublant que l'illogisme raisonné des ready-mades de Marcel Duchamp"(3Robert Rosemblum, "Castelli Group", "Arts", mai 1957, p.53, cité par Fred Orton, Figuring, Jasper Johns, Londres, Reaktion Books, 1994 p. 142.). Johns, le premier, ouvrant en cela la voie à Sanejouand, peint des tableaux dont la dimension de leurres mimétiques est un piège logique. Ce que Fred Orton écrit à propos des Flags vaut intégralement pour les tableaux actuels de Sanejouand: "En tant qu'irréductible, Flag est une sorte "d'unité trompeuse" qui ne peut être résolue par aucune des oppositions ou antinomies qui le fondent et qui servent à sa description. Il résiste et désorganise ces catégories, et procède à un échange constant de significations. [...] Il est à la fois original et commun, personnel et impersonnel, célébration et critique, rationnel et irrationnel, contenu et forme [...]."(4Fred Orton, "ibid.", p. 145-146.). Les drapeaux de Johns, comme ses boîtes de bière ou sa boîte de savarin, troublent les ordres du réel et de sa reproduction.
Rauschenberg retient de l'art de Duchamp le principe d'une substitution des objets quotidiens aux médiums traditionnels de l'art. Un lit réel peut remplacer sa transposition peinte (Bed, 1955). Cette vision d'un Duchamp adepte du collage et de l'assemblage se renforce à l'occasion de l'exposition The Art of Assemblage qu'organise le MoMA de New York en 1961. Duchamp y est représenté par treize œuvres. Seuls Cornell et Schwitters en exposent un plus grand nombre. Dans le catalogue, le commissaire de l'exposition, William C. Seitz, cite un propos de Robert Motherwell qui, quelques années plus tôt, avait déclaré que le "porte-bouteilles était une forme plus belle que presque tout ce qui se faisait, en 1914, en fait de sculpture"(5Motherwell avait fait cette remarque dans son introduction à "Dada, Painters and Poets", New York, George Wittenborg ed., 1951, p. XVII, cité par F. Naumann, "op. cit.", p. 221.). Au plus grand désespoir de Duchamp, le "rétinien" et ce qu'il portait de "bêtise" propre aux peintres semblait avoir encore de beaux jours devant lui. A cette postérité qui se réclame d'un Duchamp champion précoce de l'assemblage, héros malgré lui d'un art plus soucieux de renouveler les moyens de l'art que sa définition, appartient le nouveau réalisme et la plupart de l'art de "l'installation". A cette descendance illégitime, Duchamp lance en 1962 : "Ce néo-dada, qu'il s'appelle nouveau réalisme, pop art, assemblage, etc., est une solution de facilité et vit de ce que dada a fait. Lorsque j'ai découvert les ready-mades, j'ai essayé de disqualifier l'esthétique. Dans leur néo-dada, ils ont pris mes ready-mades et y ont trouvé une beauté esthétique; je leur ai jeté un porte-bouteilles et un urinoir à la figure, comme un défi, et voici qu'ils les admirent pour leur beauté esthétique ! "(6Marcel Duchamp à Hans Richter, 19 novembre 1962, cité dans Hans Richter, "Dada : Art and Anti-art", New York, Mc Graw Hill ed., p. 207.)
Pour Jasper Johns, on l'a vu, l'héritage duchampien se révèle plus conceptuel. Le ready-made est pour lui l'objet problématique d'un débat sur la nature de l'objet d'art. Artiste du trompe-l'œil, Johns peint des drapeaux plus vrais que nature, crée des objets de la production de masse (ampoules ou boites à pinceaux) confectionnés à la main. Sa lecture de Duchamp ouvre directement à celle des artistes conceptuels.
En mai 1969, Terry Atkinson rédige l'éditorial-manifeste de la revue du mouvement Art and Language qui définit les principes d'un "art conceptuel". Les ready-mades de Marcel Duchamp se voient attribuer un rôle fondateur. Ils posent "la question primordiale [qui] semble être de savoir si oui ou non ils comptent comme objets d'art, et de moins en moins de savoir si oui ou non ce sont de bons ou de mauvais objets d'art"(7T. Atkinson, éditorial du numéro 1 de la revue "Art and Language", reproduit dans Charles Harrison et Paul Wood, "Art en théorie, 1900-1990", Paris, Hazan, 1997, p. 949-959.). Quelques mois plus tard, Joseph Kosuth publie dans la revue Studio International (8J. Kosuth dans "Studio Intemational", Londres, vol. 178, n° 915-917, oct.-nov.-déc. 1969, p. 134-137, 160-161 et 212-213.) un article retentissant ("L'art après la philosophie") qui fixe lui aussi le programme d'un art conceptuel. Pour Kosuth, Duchamp fait également figure de pionnier. "La question de l'art fut posée la première fois par Marcel Duchamp. [...] L'événement qui révéla la possibilité de "parler un autre langage" qui ait encore un sens en art fut le premier ready-made non assisté de Marcel Duchamp. Avec le ready-made non assisté, l'art cessait de se focaliser sur la forme du langage pour se concentrer sur ce qui était dit. Autrement dit, il changeait la nature de l'art, qui cessait d'être un problème de morphologie pour devenir un problème de fonction. Ce changement -un passage de "l'apparence" à la "conception"- fut le commencement de l'art "moderne" et le début de "l'art conceptuel"(9J. Kosuth cité dans "Art en théorie..., op. cit.", p. 921.). (Il conviendrait sans doute de s'interroger sur la notion de ready-made "non assisté" que Kosuth place au centre de sa réflexion et sur ce contresens récurrent auquel donne lieu le porte-bouteilles). L'art conceptuel, par son insistance théorique, sa nécessaire et intransigeante réflexivité critique, a très vite opté pour un art limité aux seuls énoncés linguistiques. "Je n'ai rien contre les objets d'art, je n'ai simplement pas envie d'en faire. L'objet d'art -du fait qu'il est un produit unique- devient quelque chose qui empêche les gens de prendre l'arbre pour ta forêt" déclare Lawrence Weiner en 1969, soit quelques mois avant de restreindre son art à la mention de son existence sur les murs du lieu de leur "exposition". Nul doute que s'il avait vécu assez longtemps pour connaître ce deuxième avatar avant-gardiste de son œuvre, Duchamp eût réagi avec la même violence que lui inspira le dévoiement esthétique de ses ready-mades. La lecture purement conceptuelle de son œuvre l'aurait mis en face d'amateurs qui ne "regarderaient" son Grand Verre que par les notes qui l'évoquent dans La Boîte Verte.
Soit donc deux voies ouvertes pendant les années soixante à l'héritage duchampien: d'un côté les adeptes d'une "esthétisation" du ready-made (pop artistes, nouveaux réalistes et autres assembleurs), de l'autre les tenants de sa dimension critique, attachés à sa remise en cause des objets et catégories de l'art. En schématisant à peine : le ready-made comme objet muet prêt à tous les emplois, ou ses inscriptions privées de leurs supports.
Les hasards heureux de l'escarpolette institutionnelle ont voulu qu'un beau jour l'œuvre de Jean-Michel Sanejouand se trouve rapprochée de celle de Robert Morris (l'un et l'autre, pendant l'été 1995, bénéficiaient d'une rétrospective au Centre Georges Pompidou). Cette proximité n'avait rien d'un ridicule mano à mano franco-américain. Elle rapprochait les deux artistes qui, le plus légitimement, pouvaient se targuer d'avoir assumé l'héritage de Marcel Duchamp. On mesure à travers l'œuvre de Robert Morris quel a été l'impact de la première monographie consacré à Duchamp. L'année de sa publication (en 1959), Morris acquiert l'ouvrage de Robert Lebel. En 1963, il conçoit Litanies, constituée d'une boite recouverte de plomb à laquelle pendent vingt-sept clefs. Sur chacune de ces clefs, il a inscrit une des litanies du chariot reproduites dans La Boîte verte. Card File, de la même année, décrit sur des fiches fixées à un support vertical les phases de réalisation de l'œuvre. Three Rulers, qui présente trois règles de différentes longueurs, est une réinterprétation directe des Stoppages-Etalon réalisés par Duchamp en 1913. I de 1962, qui condense lettre et image, ironie formaliste et érotisme, est un de ses hommages les plus subtils (un tableau de petit format sur lequel apparaît la lettre stylisée "I" (moi) peut être ouvert par le spectateur-voyeur, qui découvre alors une photographie de Robert Morris dans le plus simple appareil). La profonde originalité de la relation de Morris avec l'art de Duchamp tient à sa prise en compte de la dimension dialectique de ses œuvres, dans lesquelles les mots et les images jouent d'une interaction qui place leur spectateur face à des apories, à des énigmes insolubles. Après ces objets hautement problématiques, Robert Morris a renoué avec cette peinture qu'il semblait contredire. Sa mélancolie, sa vision désabusée de l'histoire l'ont conduit, à partir des années quatre-vingt, à produire des peintures rattrapées par la littérature.
A Beaubourg, sur la galerie qui faisait face à celle où Morris présentait ses peintures moroses, Sanejouand démontrait qu'il était encore possible d'être peintre sans trahir Duchamp.
C'est en 1962-1963 que Jean-Michel Sanejouand assemble ses premiers charge-objets. Comme les ready-mades, ils sont faits de deux parties. Les premiers étaient mi-mots, mi-choses, les seconds sont objets contre objets. Une hâtive postérité duchampienne a multiplié les ready-mades "non assistés", a gavé les musées d'objets naïvement "élevés à la dignité d'œuvres d'art". Les charge-objets tiennent visiblement un autre discours que celui, ânonné sans fin, de la définition de l'art. Lorsqu'ils parlent, c'est pour faire entendre une polyphonie qui tourne vite à la cacophonie. Les charge-objets sont doubles. L'un sur ou contre l'autre. Ils pourraient, ainsi fait, raconter des histoires, dire des combats, évoquer des amours. Certains, il est vrai, suggèrent de tendres relations. Bloc-cuisine évoque l'appui réciproque dont s'assurent les vieux couples. Zoé invite à des ébats plus gymniques. D'autres encore, tel Juan-les-Pins, pratiquent l'amour vache. Cet érotisme, plus ou moins latent, est une autre des connivences entre Sanejouand et Duchamp. Qu'il se révèle au grand jour dans les Calligraphies d'humeur n'est que la confirmation de son cheminement souterrain, y compris à l'époque des très "ascétiques" Organisations d'espace.
Fulmen ou Kayak grillé sont des charge-objets qui semblent définitivement muets. Ce mutisme révèle leur vocation profonde qui est de provoquer l'arrêt et la stupeur. Les formes, les matériaux, les couleurs qu'ils assemblent sont choisis pour leur plus grand contraste, pour les idées ou sentiments les plus polarisés qu'ils peuvent suggérer. Dans Fulmen, la masse noire et pesante d'une batterie d'auto voisine avec une boîte en plastique du jaune le plus vif qui ressemble à un étui de brosse à dents. Dans Kayak grillé, le squelette de bois de l'embarcation dépecée cohabite avec la masse métallique d'un grillage ramassé en botte. Poser un réfrigérateur sur un coffre-fort est assurément un mariage que Sanejouand aurait trouvé par trop élémentaire !
Depuis 1978, Sanejouand fait aussi des peintures. Celles-ci s'appellent des Espaces-peintures (toujours cet intitulé qui, rappelant en cela celui des ready-mades, affirme déjà la dimension dialectique de ces œuvres). Elles mêlent personnages et paysages, jouent d'une spatialité perverse, entre aplats monochromes, suggestions de volumes et de profondeurs. Pour les rendre plus conflictuelles encore, de 1983 à 1988 Sanejouand en réduit le vocabulaire formel et le chromatisme. Au terme de cette décantation, il atteint à une intensification obtenue par le dualisme de formes noires et blanches. Quelles que soient les pistes qu'il entrouvre, ses regardeurs en restent médusés : ses masques et ses aérolithes n'ont pas plus à raconter que les brosses à dents ont à dire aux batteries d'automobiles. Ces formes sont choisies pour leur plus grand écart, cet écart qui pour Duchamp était une, sinon la seule "opération" de l'art.
Aujourd'hui, Sanejouand peint des cailloux. Ainsi ses objets apparaissent-ils au premier coup d'œil porté sur ses toiles. A l'analyse, les choses ne sont pas si simples. Il peint des sculptures qui sont en réalité des cailloux peints. A moins qu'il peigne littéralement des cailloux. Ce qui est certain, c'est qu'il peint des formes antagonistes, dressées les unes contre les autres comme des coqs au combat, ou d'autres, qui s'effleurent avec volupté. Il photographie aussi des cailloux assemblés en affirmant qu'il s'agit de sculptures. Reprenons Sanejouand se promène dans la campagne qui environne son atelier. Il glane des cailloux, les sélectionne méticuleusement, ne retient que ceux dotés de qualités plastiques sous tous leurs angles. Dans son atelier, il assemble ces pierres comme il assemblait autrefois ses batteries et ses tubes de brosse à dents ou ses kayaks et ses meules de grillage. Ready-mades naturels, ces nouvelles œuvres sont, comme leurs devancières, dotées de vertus dialectiques. Celles-ci ne sont plus symboliques, matiéristes ou chromatiques mais simplement formelles. Des ready-mades, elles gardent la nature ambiguë entre œuvre et "déjà fait". Les ready-mades, comme les charge-objets, étaient le fruit d'époques marquées par le développement spectaculaire de la production de masse : la première industrialisation pour Duchamp, l'entrée dans la "société de consommation" pour Sanejouand. Les "sculptures" libérées d'un tel contexte étendent la question du ready-made aux objets naturels. Ce déplacement n'a rien d'une dérive New Age. Il déplace la question de la fabrication à celle de la représentation. C'est pourquoi la peinture de Sanejouand retrouve toute la complexité et l'acuité critique qui était celle du ready-made. Sa peinture ruse avec cette mimesis qui reste, en dépit du formalisme moderne, attachée à cet art. Visiblement, Sanejouand est un peintre réaliste. Il transpose avec précision des couleurs et des matières, comme le font tous les peintres figuratifs consciencieux. Pourtant, ses compositions au millimètre, ses fonds d'une artificialité radicale, ses formes dont on peine à définir l'origine font deviner un travail qui opère à cent lieux du réel. Avec un machiavélisme minutieux, Sanejouand entretient le trouble que fait naître ses œuvres. Dans une exposition récente (10"Primitive Passion", Palais des papes, Avignon, été 1999.), il présentait des photographies cibachromes qui venaient attester de l'existence du réel que les tableaux transposaient (qui doute du réel dont la photographie témoigne ?). Ces photographies étaient, bien entendu, celles des sculptures ready-mades dont la prise de vue, sans fond ni détails d'aucune sorte, s'employait à brouiller l'échelle. Ce jeu pour accroître encore le trouble de ses regardeurs et faire définitivement de ses tableaux des énigmes insolubles, tiraillées entre réel et artificialité. Cette tension soigneusement entretenue, cette convocation permanente de la matière grise, rattachent ses peintures à la généalogie du ready-made, déchiré lui aussi par des polarités inconciliables.
Vous qui vous plaignez encore, qui trépignez, fulminez de ne pas comprendre les œuvres de Jean-Michel Sanejouand, abandonnez aigreur et culpabilité, vous les avez décidément comprises.
NOTES :
1- Marcel Duchamp, cité par Francis M. Naumann, Marcel Duchamp. L'art à l'ère de la reproduction mécanisée, Paris, Hazan, 1999, p. 48.
2- Marcel Duchamp, lettre à sa sœur Suzanne, citée par F.Naumann, ibid., p. 64-65.
3- Robert Rosemblum, " Castelli Group ", Arts, mai 1957, p.53, cité par Fred Orton, Figuring, Jasper Johns, Londres, Reaktion Books, 1994 p. 142.
4- Fred Orton, ibid., p. 145-146.
5- Motherwell avait fait cette remarque dans son introduction à Dada, Painters and Poets, New York, George Wittenborg ed., 1951, p. XVII, cité par F. Naumann,op. cit., p. 221.
6- Marcel Duchamp à Hans Richter, 19 novembre 1962, cité dans Hans Richter, Dada : Art and Anti-art, New York, Mc Graw Hill ed., p. 207
7- T. Atkinson, éditorial du numéro 1 de la revue Art and Language, reproduit dans Charles Harrison et Paul Wood,Art en théorie, 1900-1990, Paris, Hazan, 1997, p. 949-959.
8- J. Kosuth dans Studio Intemational, Londres, vol. 178, n° 915-917, oct.-nov.-déc. 1969, p. 134-137, 160-161 et 212-213.
9- J. Kosuth cité dans Art en théorie..., op. cit., p. 921.
10- Primitive Passion, Palais des papes, Avignon, été 1999.